« Summer
Blur », premier long métrage très réussi de Han Shuai
par Brigitte Duzan, 22 mars 2021
Premier long métrage de la réalisatrice
Han Shuai (韩帅),
« Summer Blur » (《汉南夏日》)
a décroché successivement trois prix de première
importance en l’espace de quelques mois : en octobre
2020 le prix du jury Feimu au festival de Pingyao,
quinze jours plus tard le prix FIPRESCI des
critiques de cinéma au festival de Busan et, le 5
mars 2021, le Grand Prix dans la section Generation
Kplus de la 71ème édition de la
Berlinale.
Tout est réussi, dans ce film : le scénario comme la
réalisation, et en particulier l’interprétation.
Un scénario subtil
L’histoire se passe le temps d’un été à Wuhan, comme
l’indique le titre chinois : Hannan xiari
《汉南夏日》,
Jours d’été à Hannan, Hannan étant un faubourg de
Wuhan. C’est là qu’a échoué Yang Guo (杨果),
treize ans, confiée à sa tante car sa mère s’est
remariée et n’a aucune envie de s’occuper de sa
fille. Mais la tante préfère ouvertement sa propre
fille, son
Summer Blur
mari est sur le point de perdre son emploi, la situation
familiale est tendue, comme l’est l’atmosphère. On se
croirait dans une de ces familles dysfonctionnelles typiques
des films de Hirokazu Kore-eda.
Dans ces conditions, Guo se replie sur elle-même, son
téléphone à la main, dans l’attente d’un appel de sa mère
qui n’a cependant que des promesses creuses à lui offrir :
quand ru viendras, je t’emmènerai à Disneyland…
En attendant, isolée même à l’école et privée d’affection,
Guo ne fait confiance à personne, et surtout pas aux garçons
qui l’entourent et tentent de l’approcher. L’un d’eux lui
ayant offert un modèle réduit d’avion en pensant l’attirer,
elle le jette dans le fleuve et l’enfant se noie en voulant
le repêcher sans qu’elle ait fait le moindre geste, poussé
le moindre cri pour donner l’alerte. Elle en conçoit un
sentiment lancinant de culpabilité.
Han Shuai présentant «
Summer Blur »
au 24ème festival de
Shanghai
Un autre camarade de classe a vu ce qui s’est passé,
et tente alors sa chance. On sent Guo comme prise au
piège d’une insidieuse toile d’araignée, rejetée,
harcelée, en retrait du monde qui l’entoure et sans
prise sur lui. Il lui manque une épaule sur laquelle
s’appuyer. Mais sa détermination lui permet peu à
peu d’arriver à contrôler ce qui lui arrive, à
donner forme à sa vie, dans un lent processus de
maturation émotionnelle autant que physique.
Un film d’une grande finesse
Bien qu’étant le premier long métrage de
Han
Shuai, « Summer
Blur » est loin d’être un film de débutante : il bénéficie
des longues études de la réalisatrice et de l’expérience de
ses premiers courts métrages. On retrouve la petite
fille du premier court métrage, « 1999 » (《一九九九》),
et le personnage de Tony dans le court métrage suivant
(« Tony et Mingming » (《东尼与明明》)
a aidé à construire le personnage du garçon dans « Summer
Blur ». Mais surtout, la réalisatrice a trouvé son style
avec « Tony et Minging », en particulier le rythme, avec peu
de lignes de dialogues, très concises.
Des images allusives
De même qu’en poésie le sens affleure derrière les
caractères, les images de Han Shuai sont subtilement
allusives. Ainsi, la séquence initiale donne tout de suite
le ton : Yang Guo est couchée, le téléphone à portée de
main, comme un nounours ; l’enfant qui dort à côté d’elle
allonge un bras dans son sommeil qu’elle repousse en se
dégageant : image liminaire d’une fillette qui n’a pas
d’espace vital à elle, doit se battre pour se faire une
place, et vit en osmose avec son téléphone, seul lien qui
lui reste avec sa mère.
Han Shuai suggère les réticences, les craintes de
Guo. Quand son vélo crève, et que le jeune Xiaoman (小满)
lui offre de l’emmener sur son vélo électrique, elle
monte derrière lui avec une réticence évidente et,
contrairement à l’image romantique que l’on a
souvent au cinéma dans des conditions semblables,
Guo est tout entière sur la défensive, évitant
autant que faire se peut de toucher le garçon devant
elle.
Han Shuai a choisi de filmer caméra à l’épaule, pour
mieux suivre les mouvements de la jeune Guo, mais la
caméra suggère, sans trop montrer. Ainsi, lorsque
Xiaoman se jette à l’eau pour tenter de récupérer
son avion, la caméra effleure un instant la tête qui
disparaît dans l’eau, mais ne s’attarde pas, suit au
contraire les promeneurs qui s’arrêtent pour
regarder, et se fixe sur Guo qui, tête levée,
regarde le ciel, comme étrangère à tout cela. On
pense ici à la noyade de l’enfant dans
« So
Long My Son » (《地久天长》)
de
Wang Xiaoshuai (王小帅),
filmée de manière tout aussi allusive,
Relations tendues
de loin, sans s’attarder, si bien qu’on se demande ce qui
s’est réellement passé.
L’un des moments les plus significatifs du film est celui
où, accompagnant sa cousine à une audition, Guo a l’occasion
d’en passer une elle aussi. On lui demande de pleurer : elle
se laisse alors aller à un torrent de larmes, comme si toute
la douleur sourde qui est en elle trouvait soudain là
l’occasion de s’exprimer, et c’est toute la douleur du
monde.
Une aventure spirituelle
Crevé !
Le rythme de « Summer
Blur » est lent,
forcément, mais les plans rapprochés sur le visage
fermé ou douloureux de l’enfant sont plus expressifs
qu’un long dialogue. Han Shuai a dit avoir été
influencée par « Esther Kahn » d’Arnaud
Desplechin et l’on retrouve effectivement dans Guo
des traits typiques de ce personnage, elle aussi
retranchée du monde, en butte aux moqueries de ses
frères et sœurs, lente et sans émoi. Il suffit de
savoir que Despléchin n’avait qu’un film pour
« boussole » quand il a commencé son film,
« L’Enfant sauvage » de Truffaut, et qu’il adaptait
une nouvelle intitulée « Spiritual Adventures » avec
l’idée de « filmer une aventure spirituelle comme un
suspense »
[1] :
on comprend bien mieux l’esthétique d’« Esther
Kahn », et partant celle de « Summer
Blur »
[2].
Un autre modèle, toujours selon Han Shuai, est la
Rosetta des frères Dardenne.
« Summer Blur » est une
aventure, avec sa dose de suspense ; d’ailleurs un critique
du festival de Hong Kong a dit que le film a l’énergie d’un
thriller. Mais c’est surtout un film réflexif, sur la vie
qui passe « à travers soi », comme dit Desplechin, processus
difficile et douloureux. La dernière image offre enfin un
moment de détente, mais on craint quand même que ce soit de
courte durée. Guo est au seuil du monde incertain et fragile
de l’adolescence, et il lui faut le franchir seule.
Une excellente interprétation
Mutique telle qu’elle l’est souvent, le regard
borné, douloureux ou simplement ailleurs, la jeune
actrice qui interprète le rôle de Yang Guo, Huang
Tian (黄天),
est étonnante de justesse. Dans l’interview que Han
Shuai a donnée, avec son producteur Huang Xufeng (黄旭峰)
[3],
à Marianne Redpath, directrice de la section
Generation de la Berlinale
[4],
elle explique qu’elle a encadré la jeune actrice,
allant jusqu’à jouer des séquences avec elle pour
l’entraîner. On pense au travail réalisé par Bresson
avec ses jeunes interprètes, en particulier pour
« Mouchette ».
L’équipe du film
Les deux autres enfants sont aussi très bons, Luo Feiyang (罗飞扬)
dans le rôle du jeune noyé Xiaoman et Zhang Xinyuan (张新园)
dans le rôle de son heureux rival, Zhao You (赵有).
Zhang Xinyuan est celui qui incarnait le rôle de Shen Hao (沈浩)
jeune dans le film
« So
Long My Son »,
celui, aussi, qui a survécu au noyé.
Pourquoi Wuhan ?
Han Shuai est du Shandong, on s’est demandé pourquoi elle
est allée tourner à Wuhan, et on lui a posé la question.
D’abord, Wuhan est une ville qui fait partie de l’univers
d’une romancière dont elle a lu beaucoup de romans quand
elle était jeune : « Chi Li » (池莉)
[5].
Cependant, si elle a choisi Wuhan, c’est surtout parce qu’on
dit que les noyades y sont fréquentes ; cela prêtait donc
une certaine crédibilité à cet épisode spécifique de son
scénario, qui est quand même l’un de ses points faibles (on
n’imagine pas vraiment un enfant de treize ans se jetant à
l’eau pour aller repêcher un avion, même s’il y tient
beaucoup).
Mais le film est tellement bien fait que l’on oublie ce
détail.
Bande annonce
Trailer du festival de Busan (New Currents)
Trailer du festival de Berlin (Generation
Kplus)
[1]
Voir la note d’intention d’Arnaud
Desplechin :