En 2000,
Han Han rencontre à
Shanghai le producteur Fang Li (方励)
qui travaillait alors sur la production du film de
Li Yu (李玉)
« Buddha Mountain » (《观音山》).
Fang Li voulait que Han Han écrive une chanson pour
le film, ce qu’il a fait
[1].
Mais en même temps, il s’est ouvert à Fang Li de son
désir de réaliser lui-même un film. Le projet a mis
du temps à mûrir, et c’est finalement en mai 2013
qu’il s’est concrétisé, avec Han Han comme
réalisateur, Fang Li comme producteur et, pour la
commercialisation,
le vieil ami de Han Han Lu Jinbo (路金波)
[2].
Han Han a terminé son scénario en trois mois. Le
tournage a commencé le 14 février 2014 et le film
est sorti en Chine continentale le 24 juillet 2014,
intitulé « Continent » (《后会无期》).
Produit par Laurel Films, Guomai Culture and Film,
et Bona Film Group, c’est un road movie qui a fait
couler beaucoup d’encre.
Un scénario de road movie
Continent, affiche
avec les six acteurs principaux
C’est un scénario original, pas une adaptation d’un roman,
mais il a la griffe Han Han : l’histoire est celle de trois
copains qui ont grandi ensemble et partent pour un voyage
qui tient de l’initiatique, mais qui est surtout plutôt
chaotique, d’entrée de jeu : ils font exploser leur maison
en partant.
Jiang He (江河)
est un instituteur atypique dans un coin isolé, sur une île
de la côte est de la Chine – son nom évoque ironiquement le
jianghu (江湖),
refuge légendaire des bandits du grand classique « Au bord
de l’eau » (《水浒传》)
devenu espace légendaire de rébellion contre l’autorité.
Jiang He vient d’être muté à quatre mille kilomètres de là,
dans l’extrême ouest du pays, et ses deux meilleurs copains,
Hu Sheng (胡生)
et Ma Haohan (马浩汉),
décident de l’accompagner jusqu’à son nouveau poste. Début
du voyage. Hu Sheng disparaît bientôt, mais c’est lui qui a
fait office de narrateur pour introduire les deux autres et
expliquer leurs plans de voyage.
Road movie
Le scénario est donc bien construit au départ, mais
il se perd un peu ensuite dans les événements et
rencontres fortuites, féminines, bien sûr, pour la
plupart. On retrouve une narration mieux ficelée
vers la fin, qui tourne à la déconfiture, à pied, en
plein désert. La promesse de l’ouest se révèle
illusoire.
L’intérêt tient à l’opposition des caractères et des
histoires personnelles de chacun des deux
personnages principaux ; c’est elle qui créée la
tension narrative, bien plus que le voyage qui n’est
qu’un prétexte, comme souvent dans ce genre de film.
Mais le poids respectif des personnalités est
inégal.
D’un milieu modeste, Haohan s’est fait un mythe de
l’histoire de son père, un marin mort en mer quand il était
enfant. Il a lui-même le caractère d’un marin entre deux
ports, rêvant de sa prochaine escale ; le voyage lui détruit
ses mythes, et l’optimisme qui était fondé dessus.
Jiang He est l’intellectuel, qui, lui, n’a dès le départ
aucune illusion. En retrait, passif, même quand il tombe
amoureux, il semble n’être là que pour fournir un contraste
face à son ami Haohan. Le jeu des acteurs rétablit
l’équilibre.
Un film « sous influence »
Le film se lit comme une série de citations de réalisateurs
de référence, dont on sent que Han Han s’est inspiré, mais
il est d’abord sauvé par le jeu des acteurs.
Des acteurs incarnant parfaitement leurs rôles
Si les personnages féminins sont un peu en retrait,
comme des épisodes fortuits au cours du voyage, à
l’instar de ceux des errances d’Ulysse, les deux
personnages principaux sont incarnés par deux
acteurs qui en sont les incarnations naturelles :
Chen Bolin (陈柏霖),
venu quasiment tout droit de « Buddha Mountain »,
dans le rôle hirsute et distancié de
Jiang He,
et Feng Shaofang (冯绍峰),
venu, lui, de la télévision, et en particulier celle
de Hong Kong, mais qui venait de jouer dans le film
réalisé par
Li Yu
après « Buddha Mountain »,
Chen Bolin, Feng
Shaofeng et Wang Luodan
« Double Exposure » (《二次曝光》).
On sent donc la patte de Fang Li dans le choix des acteurs.
Mais il est parfaitement adapté aux personnages.
Chen Bolin est un Jiang He nature, cheveux longs mal peignés
et grommelant plus que parlant, image évoquant
irrésistiblement la jeunesse des années 1980, y compris tous
ceux qui, à la fin de la décennie, partirent au Tibet à la
recherche de leurs rêves, et en revinrent dégrisés dans une
Chine à l’économie galopante où ils n’avaient décidément pas
leur place.
Départ explosif
Quant à Feng Shaofang, son Haohan est à l’image des
travailleurs optimistes qui se battent pour survivre, de
petits boulots en petits boulots. Son prénom est homonyme de
hao han
好汉,
évoquant irrésistiblement les héros anonymes et braves gens
floués par le sort. La réalité lui échappe, et le voyage
finit de lui enlever ses illusions.
Il rejoint finalement Jiang He dans une vision plus réaliste
des choses, la désillusion étant camouflée sous des dehors
humoristiques. Leur parcours s’achève à pied, même leur
voiture leur ayant été volée.
« Continent »
n’emporte cependant pas une adhésion totale ; on comprend le
propos, mais on le perd en chemin. Le film a même été
violemment attaqué pour manquer de substance, jetant sur la
route des personnages en quête d’une réponse à leurs
questions métaphysiques sans préciser ce qu’elles sont
vraiment
[3].
Et il faut bien dire que ses personnages féminins accumulent
beaucoup de clichés -une prostituée enceinte, un ancien
amour qui fait de la figuration – auxquels il faut ajouter
le personnage d’un auto-stoppeur philosophant sur la mort
(de sa petite amie)
[4].
Au désert, à pied
Han Han semble
avoir fonctionné par « emprunts » à divers autres films, à
commencer par des classiques américains comme « Easy
Rider », « Thelma and Louise » ou les road trips de Jim
Jarmusch
[5].
Mais ce sont surtout les références aux films chinois qui
construisent littéralement le film, et surtout ceux de
Jia Zhangke
qui apparaît comme le mentor de Han Han, avec des séquences
renvoyant à au moins trois de ses films : « The World » (《世界》),
« Still Life » (《三峡好人》)
et « Plaisirs inconnus » (《任逍遙》).
Et pour que les choses soient bien claires, Jia Zhangke
apparaît dans le film dans un rôle de souteneur et de
parrain, à prendre donc dans un double sens.
Au fil du voyage et de ces « citations », le film perd son
élan initial et son homogénéité, mais il est sauvé, in fine,
par la photo.
Une photographie superbe
Car « Continent » a l’une des qualités essentielles des
films chinois actuels, même les plus mauvais : une superbe
photographie, signée
Liao Ni
(廖拟),
directeur de la photo encore peu connu.
Road trip
Il sait à merveille tirer profit des contrastes visuels de
paysages entre les cinq lieux de tournage, de plus en plus
déserts à mesure que l’on va vers l’ouest et que les
personnages perdent leur optimisme et leurs illusions :
Shanghai, le Mont Putuo (普陀山)
et les îles Dongji (东极岛),
dans la préfecture de
Zhoushan (舟山市),
Xichang (西昌)
au sud du Sichuan, et les paysages sablonneux de la région
de Chifeng (赤峰)
au sud-est de la Mongolie intérieure.
« Continent » est un premier essai qui laissait perplexe
quant à la suite que pouvait lui donner Han Han. En 2017,
son second film n’a pas répondu aux attentes et a plutôt
donné raison à ses détracteurs initiaux. Han Han a encore à
se définit en tant que réalisateur.
Bande annonce 1 (avec le thème musical
“Song of Dongji Island”《东极岛之歌》)
Bande annonce 2
Thème du générique final, interprété par Pu Shu
朴树
A lire en complément
Le road movie en Chine
(à venir)
[1]
C’est Han Han qui a écrit les paroles
de la chanson « Taking
Leave » (《辞》)
chantée par Fan Bingbing (范冰冰).
[2]
D’abord écrivain phare des jeunes de la littérature
internet, Lu Jinbo est devenu au début des années
2000 l’un des principaux éditeurs de cette
littérature.
[3]
C’est le cas en particulier de
Clarence Tsui dans son article pour le Hollywood
Reporter (28.07.2014) : « Han's road movieis all
artisticposturing but no substance… »
[4]
Parmi les clichés peu subtils qui finissent par
devenir insupportables est la chanson Que sera sera
comme thème musical.
[5]
On pense à l’un de ses premiers films, « Stranger
than
Paradise », qui déroule sur un ton
humoristique un voyage de trois jeunes paumés de New
York en Floride.