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« Lan Yu »,  un mélodrame subtil de Stanley Kwan

par Brigitte Duzan, 15 septembre 2021

 

« Lan Yu » (《蓝宇》) est un film superbe de Stanley Kwan (关锦鹏) sorti à Hong Kong en novembre 2001 et à Taiwan le mois suivant. En Chine continentale, il a été très vite évacué des écrans pour sauver l’intégrité de l’amnésie nationale autant que la morale : le film traite en effet d’une liaison homosexuelle sur fond du spectre de Tian’anmen. On aurait pu trouver des compromis sur la morale, car après tout la conclusion du film est « positive », comme on dit, mais sur Tian’anmen on ne transige pas.

 

Si le film est passé en Chine aux oubliettes, comme tant d’autres, il reste cependant l’un des meilleurs de Stanley Kwan, applaudi partout à l’étranger. Il a été présenté en mai 2001 au festival de Cannes, dans la section officielle Un certain regard. C’est un mélodrame au meilleur sens du terme.

 

Genèse du film

 

« Lan Yu » est adapté d’un roman publié sur

 

Lan Yu, l’affiche de Cannes

internet en 1998, mais on devrait plutôt parler de libre inspiration, car le scénario suit bien dans ses grandes lignes la narration du roman, mais l’esprit en est différent et l’approche plus subtile. 

 

Le roman et ses différentes versions

 

Le roman a été publié sur internet en 1998, révisé pour publication à Taiwan, réécrit dans une version plus longue, et traduit vingt ans plus tard en anglais et en français [1]. C’est un roman qui garde son mystère car on ne sait toujours pas qui l’a écrit [2]. L’auteur.e s’est choisi un pseudonyme neutre : Bei Tong (北同), premiers caractères de Beijing Tongzhi (北京同志), tongzhi, ou camarade sous Mao, étant le terme adopté par la communauté homosexuelle chinoise pour désigner l’un de ses membres. Ce nouvel usage qui pouvait sembler ironique au départ a été lancé en 1989 quand a été créé le Hong Kong Lesbian and Gay Film Festival (xianggang tongzhi yingzhan 香港同志影展) et que l’un des fondateurs, le dramaturge Edward Lam (林奕華) [3], l’a utilisé dans le titre chinois du festival [4] ; c’était alors une véritable résurrection du mot, tombé un peu en désuétude [5].

 

Le traducteur américain, Scott E. Myers, a mené une véritable enquête sur l’auteur.e, qu’il raconte dans sa note introductive à sa traduction parue à New York. Dans cette note, il opte pour le féminin comme l’a fait Stanley Kwan, mais sans être totalement convaincu, et sans révéler ce qu’il a appris et a promis de ne pas divulguer. Ce qu’il y a de sûr, c’est que Bei Tong était un.e Chinois.e vivant aux Etats-Unis au moment de la publication du roman sur internet. Initialement intitulé « Une histoire du continent » (大陆故事), c’est-à-dire de Chine continentale, le roman a été publié sur un site internet de Chine continentale aujourd’hui disparu qui s’appelait « Le paradis des hommes et des garçons de Chine » (zhongguo nanren nanhai tiantang 中国男人男孩天堂). Selon Scott Myers, la publication a débuté le 22 septembre 1998, ce qui en fait non seulement l’un des premiers romans gays de Chine continentale, mais aussi l’un des premiers romans chinois sur internet. 

 

Le texte lui-même est toute une histoire : il a été littéralement reconstitué par Scott Myers à partir de trois versions très différentes :

 

- La première version – « Une histoire à Pékin » (《北京故事》) - publiée en 1998 sur internet par Bei Tong, présente les défauts caractéristiques des textes publiés sur internet, coquilles et amateurisme, mais avec une exubérance qui lui a valu ses premiers succès. Dans la postface de l’édition révisée du roman publiée à Taiwan en 2002, Bei Tong a expliqué les motivations qui l’ont poussé.e à écrire : l’automne 1998 a été très difficile pour lui/elle ; pour échapper à l’ennui et à l’angoisse du lendemain, il/elle s’est immergé.e dans les jeux, les romans sur internet et les sites pornographiques, trouvant tout cela extrêmement médiocre et convaincu.e de pouvoir faire mieux. Le roman est parti de là. La narration plane entre rêve et réalité, réalité et fiction. Bei Tong a même brouillé les pistes des lieux où se passe le récit. Le texte comporte 31 chapitres et un épilogue (尾声) [6].

 

- La deuxième version est celle de l’édition taïwanaise révisée de 2002, intitulée « Lan Yu » (《蓝宇》) et publiée après la sortie du film de Stanley Kwan. Celui-ci avait entendu parler du roman par le producteur Zhang Yongning (张永宁) qui l’avait lu sur internet et s’était mis lui-même en quête de l’auteur. C’est lui qui sera le producteur exécutif du film (监制). La couverture du livre était illustrée d’une photo d’une séquence « chaude » du film et portait une mise en garde pour en déconseiller la lecture aux jeunes de moins de dix-huit ans. Les scènes de sexe très explicites de la version internet étaient cependant édulcorées et remplacées par des scènes de plaisir sensuel évoqué, à la chinoise, par des euphémismes.

 

- Peu après cette publication, Bei Tong a écrit une troisième version, bien plus longue, dans l’espoir de réussir à publier le roman en Chine continentale – espoir vain car aucun éditeur n’a accepté le manuscrit. Cette version comporte neuf nouveaux chapitres, outre ceux de la version initiale, soit au total quarante chapitres et un épilogue, mais, comme

 

Lan Yu, édition taïwanaise du roman, 2002

l’intention était de publier cette version en Chine continentale, le contenu sexuel explicite a été gommé.  

En accord avec Bei Tong, Scott Myers a basé sa traduction sur cette troisième version, mais en réintégrant les scènes de sexe de la version internet, et certaines des révisions effectuées pour la version taïwanaise.

 

La ligne narrative et les deux personnages

 

Le roman débute par une rencontre, à l’automne 1987, entre Chen Handong (陈捍东), le narrateur, un homme d’affaires quasiment autodidacte qui a fait fortune dans la Chine de l’ouverture, dans les années 1980, et Lan Yu (蓝宇) un jeune étudiant en architecture juste arrivé à Pékin, sans un sou ni relations. Le récit commence comme une simple histoire de sexe tarifé entre deux hommes et évolue peu à peu en une passion dévorante où apparaissent deux tendances contradictoires :  l’importance croissante de l’argent, d’une part, mais aussi, de l’autre, la fascination pour les idées libérales et la résistance à l’idéologie officielle qui est également résistance aux conceptions traditionnelles du genre et de la sexualité.

 

Les deux personnages sont marqués et définis par ce contexte politique. Handong est le fils unique d’un cadre qui a fait du prénom de son fils une profession de foi, souvenir d’une ère de fanatisme aveugle : han protéger, dong pour Mao Zedong ; il obéit maintenant au diktat de l’heure : enrichissez-vous. Lan Yu, lui, est dans la mouvance estudiantine, rebelle et contestataire ; il participe aux manifestations des étudiants sur la place Tian’anmen et devient le témoin de la répression sanglante du mouvement étudiant.

 

Beijing Comrades,

tr. Scott E. Myers, 2016

 

Lan Yu, Beijing Gushi,

traduction en japonais, 2003

 

C’est un tournant fondamental dans la narration, qui occupe tout un chapitre. La répression devient un catalyseur affectif qui entraîne la réunion des deux amants. Mais Lan Yu reste fidèle à lui-même et à ses idéaux : honnête et pur jusqu’à dépenser toutes ses économies pour faire sortir Handong de prison quand celui-ci est incarcéré pour corruption, et même jusqu’à refuser de circuler en taxi. Le jour où il renie son idéal d’intégrité (légué par sa mère) et qu’il finit par prendre un taxi, symbole de la nouvelle liberté offerte par la richesse économique du pays, il est tué dans un accident.

 

Autant les descriptions de scènes de sexe entre les deux hommes sont explicites, autant tout ce qui concerne les événements politiques est traité sur le mode allusif et symbolique, à commencer par la mort du père de Handong, à la veille de la répression, comme signalant la fin d’une époque.

 

Le roman est particulièrement intéressant, dans sa version longue, pour la peinture de l’atmosphère de l’époque, avec la course à l’argent et l’inévitable corruption qui en résulte, mais aussi pour les portraits des personnages secondaires qui gravitent autour des deux hommes, et en particulier la mère de Handong, typique à la fois de son époque et de son milieu : c’est le personnage le plus vrai et le plus attachant, ne reculant devant rien pour écarter Lan Yu de son fils, mais finissant par reconnaître la force de l’attachement qui les liait une fois Lan Yu disparu. Trop tard, comme lui dira amèrement son fils.

 

En fait, l’un des thèmes du roman est l’impossibilité pour Handong et Lan Yu d’avoir une relation au grand jour, ce qui finit par la condamner, et condamne en même temps Lan Yu dont la mort est évidemment symbolique.

 

C’est ce qui a intéressé Stanley Kwan et l’a convaincu d’adapter le roman, en laissant de côté les scènes de sexe très crues reprises de la version internet.

 

 

Le film de Stanley Kwan

 

Un film chargé d’émotion

 

Le film est d’une toute autre tonalité que le roman. C’est un grand film de Stanley Kwan, réalisé après son documentaire de 1996, « Yang + Yin » (《男生女相》), qui marquait un tournant dans sa carrière puisqu’il accompagnait sa révélation de son homosexualité [7]. Il poursuit dans « Lan Yu » sa réflexion sur son orientation sexuelle et son identité, sur son éducation et ses contraintes familiales et sociales. Il a retrouvé dans le roman des personnages et des détails de sa vie personnelle.

 

La tonalité du film est toute en douceur et en affectivité. Stanley Kwan a déclaré dans diverses interviews qu’il avait été repoussé par la crudité des scènes érotiques des deux premiers chapitres du roman, dès le début de sa lecture ; ce n’était pas du tout ce qu’il voulait faire. Il y a une violence physique, une brutalité dans le roman que l’on ne ressent à aucun moment dans le film. Jouant sur l’allusion, celui-ci en

 

Lan Yu, VCD du film

est d’autant plus subtil, représentatif de l’art de Stanley Kwan de brosser des portraits tout en finesse de personnages ambigus et fragiles.

 

Tonalité du film

 

Parmi ceux-ci, Lan Yu est l’un des plus beaux : doublement marginal et « déviant », pour être à la fois homosexuel et dissident, mais gardant jusqu’au bout la pureté de l’idéal qui a poussé ses camarades à manifester sur la place, et à s’y sacrifier. Il apparaît victime non tant de la reprise en main du régime, que de la fin des illusions de sa génération dont la voix a été étouffée. Privé d’identité politique, en équilibre économique instable et en résidence précaire dans la capitale, il ne lui reste que sa sexualité pour toute identité, et comme unique moyen d’expression puisque

les autres ont été réduits au silence, sous la chappe de plomb qui s’est abattue sur le pays.

 

C’est un silence pesant, couvrant une violence latente, même si elle est réprimée et muette – on croit la voir percer, parfois, sous le voile de tristesse qui semble habiter Lan Yu, jusqu’à sa mort. Mort qui clôt le film, non le roman, et prend une signification différente dans les deux cas.

 

- Dans le roman, Lan Yu meurt dans l’accident du taxi. Son souvenir ne cesse de hanter Handong qui a réussi à partir au Canada où il s’est remarié – le récit se termine à Vancouver, par un beau jour d’automne, trois ans après la mort de Lan Yu. Handong est rentré dans la norme sociale, Lan Yu est trahi, mais c’est finalement la victoire de l’argent autant que de la société, et elle laisse un goût amer – le roman est

 

Le chantier où plane l’ombre de Lan Yu

un mélodrame du néolibéralisme à la chinoise, où subsistent les normes sociales traditionnelles supposées préserver l’harmonie et la cohésion sociales et d’où la politique est évacuée. Mais la survie, quand même, après Tian’anmen et après la mort de Lan Yu, passe par l’exil, où peut éventuellement renaître une utopie.

 

- Dans le film, la mort de Lan Yu est différente : il meurt dans un accident sur l’un des chantiers de la capitale sur lequel il travaillait en tant qu’architecte – mort aussi brutale que dans le roman, mais suggérant une dimension symbolique autre : dans la dernière séquence, Handong passe en voiture devant le lieu de l’accident, et ralentit comme il fait toujours en passant là, où plane toujours l’ombre de Lan Yu. Puis il continue sur fond de paysage urbain où se dresse une multitude d’autres chantiers, accompagné par la chanson « How could you allow me to be sad ? ». 

 

Hu Jun dans le rôle de Handong

 

La tristesse, en effet, n’est plus de mise : le paysage témoigne de la résilience de la cité renaissant des cendres du passé, après avoir pansé ses plaies et soigné ses cicatrices, y compris celles de juin 1989. C’est le contrat que Deng Xiaoping a offert au peuple chinois : la croissance contre la liberté, toutes les libertés, du corps comme de l’esprit. Il n’y a plus d’espoir, plus d’idéal possible autre qu’économique, l’avenir est balisé.

 

Le film de Stanley Kwan ajoute cependant une dimension symbolique supplémentaire,

en filigrane : il se passe à Pékin, où il a été tourné sans autorisation [8], mais reflète aussi les tensions sensibles à Hong Kong au même moment, la brutale répression de Tian’anmen étant venue aviver les angoisses nées de la perspective de la rétrocession de la colonie britannique à la Chine, annoncée en 1984 pour 1997. Sur le film planent deux ombres : celle de Lan Yu et celle de la rétrocession. C’est assez pour en faire un film tabou.

  

Il a pourtant été projeté à l’université de Pékin en décembre 2001, juste après sa sortie à Hong Kong et à Taiwan, dans le cadre du Beijing Queer Film Festival (北京酷儿影展), premier festival de films LGBT en Chine, fondé en 2001 par l’écrivain et réalisateur gay Cui Zi’en (崔子恩). Le film a fait salle comble malgré l’absence de publicité.

 

Une remarquable interprétation

 

Film intimiste, « Lan Yu » est remarquable pour ses qualités artistiques et techniques, et

 

Liu Ye dans le rôle de Lan Yu

pour sa volontaire non-dramatisation. Stanley Kwan a filmé des mélodrames avant « Lan Yu », et il était conscient de la ligne fragile qu’il y a entre mélodrame et soap opera. Depuis le scénario jusqu’aux options techniques, souvent dans des ambiances sombres, le film joue sur les émotions tout en étant volontairement retenu.  

 

Mais il est remarquable aussi pour l’interprétation des acteurs dans leur ensemble, mais surtout celle des deux principaux : Hu Jun (胡军) dans le rôle de Chen Handong, et Liu Ye (刘烨) dans celui de Lan Yu.

 

Le choix de Hu Jun paraît logique : c’est lui qui interprétait le rôle du policier dans « East Palace, West Palace » (东宫西宫) en 1996. Le choix de l’acteur apporte en outre en filigrane une nuance qui rejoint le caractère de Handong dans le roman par la simple suggestion de la résistance du policier au charme qui émane de son détenu dans le film précédent. Handong est un personnage ambigu, toujours en lutte contre son attirance envers Lan Yu, et finit d’ailleurs à la fin par le trahir en se mariant.

 

Liu Ye a été choisi après un long casting ; son jeu est d’une grande finesse. Il a été récompensé par le prix du meilleur acteur lors de la 38ème édition du festival du Golden Horse.

 

William Chang

  

Jimmy Ngai

 

Stanley Kwan a dit que les deux acteurs avaient tout de suite accepté sa proposition, et il s’en est montré lui-même étonné, justifiant leur acceptation immédiate par la qualité de l’équipe du film, en particulier Jimmy Ngai (魏绍恩) pour le  scénario et William Chang (张叔平), collaborateur régulier de Wong Kar-wai entre autres, pour la direction artistique et le montage. Mais il est certain que, bien plus encore, c’est l’attrait de travailler avec lui qui les a motivés.

 

 

[Article rédigé pour la présentation du film à la séance de lancement du programme 2021-2022 du ciné-club Le 7e genre au cinéma Le Brady, le 27 septembre 2021]

  


 

[1] En anglais : Beijing Comrades, tr. Scott E. Myers, with translator’s notes, postscript to the revised Taiwan edition by Bei Tong and afterword by Petrus Liu, The Feminist Press at the City University of New York, 2016.

En français (traduction de la traduction anglaise) : Camarades de Pékin, Calmann Levy, 2018.

[2] On a été jusqu’à l’attribuer à Wang Xiaobo (王小波), coauteur du scénario du film de 1996 de Zhang Yuan (张元) « East Palace, West Palace » (《东宫西宫》). Mais l’argument ne tient pas.

[3] Edward Lam est l’un des grands dramaturges de Hong Kong, spécialiste des relectures des grands classiques chinois et ami de Stanley Kwan : c’est lui qui - entre autres - a écrit le scénario du film « Red Rose, White Rose » (《红玫瑰与白玫瑰》) adapté de la nouvelle de Zhang Ailing (张爱玲).

[4] Festival qui continue aujourd’hui après avoir été lâché en 1999 par son sponsor initial, le Hong Kong Arts Centre, et relancé en 2001.

[5] Pour l’étymologie plus précise du terme, voir chinese shortstories …

[7] Après un film dont on a peu parlé, « Hold You Tight » (《愈快乐愈堕落》), qui a pourtant obtenu le prix Alfred Bauer et l’Ours du meilleurs film gay/lesbien à la Berlinale en février 1997, et après « The Island Tales » (有时跳舞) en 1999.

[8] « Lan Yu » est un film produit à Hong Kong et financé par des fonds hongkongais, il n’y a aucune participation de studios de Chine continentale, comme par exemple « Red Rose, White Rose ». Il est par ailleurs (apparemment) non politique, Stanley Kwan n’a donc pas eu de problèmes. Ce ne serait évidemment plus le cas dans le contexte des années 2020.

 

 

 

     

 

 

 

 

 
     
     
     
     
     
     
     
     

 

   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



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