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« Séjour dans les monts Fuchun » : la vie au fil des saisons, entre montagne et eau, superbe !

par Brigitte Duzan, 9 juin 2019, actualisé 3 janvier 2020

 

Premier film écrit et réalisé par Gu Xiaogang (顾晓刚), « Dwelling in the Fuchun Mountains » ou « Séjour dans les monts Fuchun »

(Chunjiang shuinuan 《春江水暖》), a été choisi comme film de clôture de la 58e Semaine de la Critique au festival de Cannes en mai 2019, et projeté le 8 juin suivant à la Cinémathèque, à Paris, dans le cadre de la reprise des films de la Semaine. C’était le premier film chinois depuis huit ans à être sélectionné dans cette section du festival. Il le valait bien.

 

Comme une peinture de shanshui [1]

 

Un tableau célèbre inspiré par les monts Fuchun

 

Le titre anglais est une référence au célèbre rouleau de Huang Gongwang (黃公望), l’un des quatre grands peintres de la dynastie des Yuan (1269-1354), intitulé justement « Dwelling in the Fuchun Mountains » (《富春山居图》), Le

 

Dwelling in the Fuchun Mountains

titre chinois du film, lui, qui évoque la douceur des eaux du fleuve au printemps, est le titre d’un poème de Su Shi (苏轼) [2] qui semble être un commentaire du tableau. Grand lettré, Huang Gongwang s’est consacré à l’étude du taoïsme lorsque, accusé d’un délit mineur, sa carrière mandarinale a été compromise ; il s’est retiré plusieurs fois dans les monts Fuchun, près de Hangzhou, se mettant à la peinture à l’âge de cinquante ans et conservant dès lors toujours des pinceaux sur lui pour pouvoir rapidement faire des croquis sur nature, comme il le conseillait à ses étudiants.  

 

 

Dwelling in the Fuchun Mountains, de Huang Gongwang, détail 1

 

 

 

Dwelling in the Fuchun Mountains, de Huang Gongwang, détail 2

 

 

« Dwelling in the Fuchun Mountains » est un long rouleau qu’il souhaitait offrir à son ami et maître taoïste.  C’est un vaste paysage à l’encre, aux montagnes arrondies, avec quelques demeures perdues dans l’immensité d’une nature verdoyante comme celle du « sud du fleuve ». Dans un commentaire inscrit à la fin du rouleau, le peintre explique qu’il l’a d’abord esquissé, puis l’a emporté plusieurs fois sur place pour le retoucher, entre 1347 et 1350. Il avait alors entre 78 et 82 ans. C’est donc l’œuvre d’un lettré âgé, et d’un taoïste dont il reflète la vision sereine de l’univers [3].

 

Un film inspiré par le tableau

 

Le film a pour cadre le parc naturel du fleuve Fuchun (富春江), le site du tableau de Huang Gongwang. Ce fleuve est la partie supérieure du Qiantang (钱塘江) qui se jette dans la baie de Hangzhou, région natale du réalisateur qui est né là, à Fuyang. Il y a donc à la source du film une forte empathie entre le peintre et le réalisateur, comme une relation de maître à disciple à sept siècles de distance.

 

 Gu Xiaogang est revenu à Fuyang en 2016 et s’est retiré dans les monts Fuchun pour écrire dans le calme. En fait, l’endroit l’a inspiré en raison des changements radicaux qui ont modifié Hangzhou et toute la région alentour depuis que la ville est devenue une sorte de Silicon Valley chinoise, avec l’installation du siège social du groupe Alibaba et de diverses start-ups. Le film est une peinture de l’évolution des vies et des mentalités dans un site pérennisé par la peinture et la poésie, les tensions entre tradition et modernité étant de facto rendues par la confrontation entre la présence immuable du paysage naturel, protégé, et la mutation rapide du paysage urbain.

 

Tradition et passage du temps

 

Gu Xiaogang s’est replacé dans une optique traditionnelle, en privilégiant la lenteur du passage du temps, opposé à la rapidité des changements. Il a tourné son film en quatre saisons, pendant deux ans, dans sa ville de Fuyang. De même, c’est encore dans une approche traditionnelle qu’il a construit son scénario autour de la vie d’une famille de quatre fils, sur trois générations, de la vieille mère aux enfants. Mais ses personnages tout autant que la manière dont il traite son histoire n’ont rien de traditionnel : il y a dans le style même du film un jeu subtil sur le rapport à la tradition

 

Une famille entre tradition et modernité

 

Trois générations pour un tableau de la société chinoise

  

Gu Xiaogang dépeint une famille chinoise de quatre fils confrontés à la démence de leur vieille mère, qui bouleverse leur vie. Le film s’ouvre sur la joyeuse fête d’anniversaire de ses soixante-dix ans, dans le restaurant de son fils aîné. C’est l’occasion de présenter rapidement les différents protagonistes : du fils aîné au fils cadet en passant par leurs enfants, dont plusieurs sont en âge de se marier. Mais, dans la moiteur de la soirée, la vieille dame a une attaque : elle ne s’en relèvera qu’avec l’esprit un peu dérangé. Les quatre fils conviennent de se relayer pour

 

Gu Xiaogang et ses acteurs à Cannes

s’occuper d’elle, mais la charge retombe en fait sur l’aîné, ce qui crée des tensions dans leur vie familiale et entre eux.

 

A travers cette famille, Gu Xiaogang fait le portrait de la société chinoise moderne. C’est un procédé courant, mais il le traite de manière extrêmement personnelle, et percutante. Les problèmes familiaux affleurent dans les bribes de conversations surprises comme par hasard pendant la fête d’anniversaire. Elles sont de deux ordres, assez classiques : les problèmes financiers et le mariage des enfants. Les deux thèmes en recouvrent et recoupent une foule d’autres qui tiennent aux problèmes rencontrés par tous ces personnages modestes dans leur confrontation avec la rapidité des changements autour d’eux. Comme dit la femme de l’un des fils, observant tristement sur le bord de la route l’immeuble où ils ont vécu toute leur vie s’effondrer dans un nuage de poussière sous les coups des bulldozers : on y a vécu trente ans, ils l’auront détruit en trois jours…

 

C’est une famille assez traditionnelle, mais chacun des frères est en fait un personnage original : l’aîné tient un restaurant de bon standing avec sa femme, le second est pêcheur et vit avec sa femme et son fils sur un bateau, sur le lac, le dernier travaille sur les chantiers de démolition, et le troisième gagne sa vie en organisant des jeux truqués, avec à ses trousses une horde de gens envers lesquels il a des dettes de jeu exorbitantes. L’enrichissement est le souci principal, mais plus pour sortir de la misère et de l’incertitude du lendemain que pour rouler sur l’or.

 

Comme un temple dans la montagne

 

Ceux qui s’en sortent sont ceux qui arrivent à profiter de l’envolée des prix de l’immobilier, non par leur travail et leurs économies, mais plutôt grâce aux primes qu’ils touchent quand ils ont la chance d’être victimes de la destruction d’un quartier ou tout simplement par des moyens en marge de la légalité. Au sein de la famille, microcosme social, il y a ainsi ceux qui sont pauvres et le sont de plus en plus, comme le pêcheur et sa femme réduits à vivre sur leur bateau au milieu d’une flottille entière amarrée au bord

du lac ; et ceux qui s’en sortent en profitant de la politique urbaine et de l’envolée de l’immobilier qui apparaît comme la véritable manne de la Chine moderne. Même les joueurs finissent par être rattrapés par la police.  

 

Aux tensions nées de la garde de la vieille mère, et des problèmes de survie au quotidien, il faut ajouter celles causées par le mariage des enfants qui est en fait une autre manière, depuis la nuit des temps, d’améliorer sa condition. Le choix des futures épouses, et des époux, devient affaire familiale où les principaux intéressés n’ont guère leur mot à dire, sauf que les temps ont changé et que même les filles les plus obéissantes et douces ne veulent plus se laisser imposer des choix qui ne sont pas les leurs. Là aussi, Gu Xiaogang traite le thème de manière originale et sans effets dramatiques.

 

Eternelle chaleur humaine

 

Chacun semble mu par son seul égoïsme, mais il y a dans la peinture de chacun, dans les gestes, le regard, l’attention portée à l’autre, des touches subtiles d’humanité et de tendresse qui perdurent malgré les difficultés. Sous la gangue de rudesse due aux circonstances affleure à chaque instant une note d’affection, que ce soit dans le rapport de la femme du fils aîné envers la vieille mère, traitée avec un soin touchant, ou dans sa relation avec son mari, conflictuelle dans les problèmes quotidiens, mais pleine d’amour et de douce nostalgie quand les coups du sort sont trop forts.

 

Le personnage le plus attachant est sans doute le troisième des quatre fils. Sous ses aspects de voyou et de joueur, il cache en fait un cœur en or et une blessure profonde : il a un enfant trisomique et on devine que sa femme l’a quitté pour cela. Il ne s’est jamais remarié et a consacré sa vie à l’enfant ; c’est lui aussi qui finira par prendre sa mère avec lui.

 

Quant à la fille du fils aîné, qui a claqué la porte pour épouser le garçon qu’elle a choisi, elle finira par revenir et avoir gain de cause en se réconciliant avec sa mère, signe, aussi, du passage du temps.

 

En ce sens, c’est la douceur qui l’emporte sous les aspérités de la peinture sociale, comme l’annonce le film avec son titre empruntant un vers de Su Shi : au printemps, douces sont les eaux du fleuve…

 

Dwelling in the Fuchun Mountains, la grand-mère et sa petite-fille

 

Un film d’une grande subtilité esthétique

 

Ce que traduit le film, c’est ce subtil état transitoire d’une tradition aussi immuable que le paysage, mais en mutation imperceptible, comme les saisons. Car, si l’architecture urbaine change très vite, les esprits restent marqués par des mentalités qui n’ont finalement guère évolué, toujours marquées par les mêmes racines culturelles.

 

Références culturelles

 

Le film se termine, au printemps justement, sur un enterrement comme il avait commencé avec un anniversaire, le temps passe, les mentalités évoluent imperceptiblement mais la tradition perdure. On le voit bien : le paysage naturel est le même que dans le tableau, paysage immuable de montagne et d’eau dont la tradition remonte bien plus loin 

 

Pluie et brouillard

que le quatorzième siècle : il est fait allusion deux fois, au début et à la fin du film, au royaume de Wu fondé par Sun Quan (孙权) en 222, au début de la période de division dite des Trois Royaumes, après la chute de la dynastie des Han [4].  

 

Référence culturelle plus que politique ici, elle souligne bien l’attachement à une tradition fortement enracinée « au sud du fleuve », dont fait partie la langue, cette langue de wu classée parmi les « parlers sinitiques » distincts de ceux du nord, et principalement parlée – avec des nuances dialectales - autour de Suzhou, Shanghai, Hangzhou et jusqu’à Wenzhou au sud. C’est un élément très fort de la culture populaire qui tend à disparaître comme on le voit dans le film : seuls les parents continuent de le parler, les enfants non [5].

 

Au centre symbolique du film est un arbre : un vieux camphrier de trois cents ans, à la fois témoin et vieux complice. C’est sous cet arbre que se passent les épisodes-clés du film, rencontres, mariages et enterrements. Au loin, en contrebas, miroitent les eaux du lac, où passent les barques des pêcheurs comme sur le tableau de Huang Gongwang. La vie moderne est ailleurs, comme dans un autre univers, mais qui tente malgré tout de préserver une note de tradition, dans le soin avec lequel, au pied des immeubles sans âme, sont conservées les allées bordées d’arbres au feuillage changeant reflétant le passage des saisons, comme le dit la publicité.

 

Une caméra comme un pinceau de shanshui

 

Le film est construit comme un véritable rouleau de shanshui que l’on déroule en découvrant progressivement, lovés dans l’étendue du paysage, les minuscules détails de la vie : une maison dans un bosquet d’arbres, une barque de pêcheur sur la rivière, un paysan qui marche, coiffé d’un chapeau de bambou, un temple sur la pente …

 

Tournage sous la pluie

 

De même, Gu Xiaogang a construit son film comme une série de petites peintures de personnages dans le cadre luxuriant de la montagne, étagée au bord du lac. La caméra dévoile ces personnages en vignettes colorées et vivantes, serties dans de vastes plans de paysage, de montagne et d’eau. Le fait d’avoir imaginé un couple de pêcheurs parmi les enfants de la vieille dame donne l’occasion de plans sur le lac où s’attarde une minuscule barque, comme dans un tableau traditionnel.

 

Limité dans la vision de la ville à quelques rues mal définies, des destructions presque symboliques et des constructions qui semblent irréelles dans ce cadre, le film donne une image quasiment immatérielle de la réalité urbaine. Elle est là en contrepoint, en marge ; ce qui compte, dans les esprits, c’est la montagne, c’est le lac, c’est tout ce qui représente la persistance immuable de l’histoire, au fil du temps qui passe. Même dans les bâtiments en voie de destruction émerge des décombres une valise pleine de vieilles lettres et de photos jaunies qui sont une autre marque du temps, ce qui reste de vies dont on ne saura rien de plus.

 

A noter : interprétation, photographie et musique

 

Gu Xiaogang offre rarement des plans rapprochés, mais quand il y en a, ils sont significatifs, soulignant toute la tendresse d’un personnage – ou son hostilité - dans un regard. Il faut souligner ici la justesse du jeu des acteurs, qui sont presque tous non professionnels, des parents et amis du réalisateur habitant Fuyang. Le troisième frère, par exemple, est un oncle du réalisateur. La famille, dans le film, s’appelle d’ailleurs Gu (), comme Gu Xiaogang.

 

L’image est très souvent prise à distance, parfois à travers un rideau de pluie, rendant la réalité d’autant plus insaisissable, comme dans la séquence où les créditeurs du troisième frère viennent réclamer le remboursement de ses dettes de jeu à son frère aîné :

 

 

Il faut également rendre hommage à la partition musicale éthérée, souvent réduite à une seule ligne de flûte, comme dans la brume. Elle est signée du compositeur Dou Wei (窦唯).

 

Une coproduction menée par Factory Gate

 

Le film a connu des débuts difficiles car le financement n’était pas assuré en totalité. Gu Xiaogang a été obligé d’emprunter pour pouvoir poursuivre le tournage.

 

Finalement, il a été coproduit par trois sociétés de production chinoises : Factory Gate (工厂大门影业), fondée en 2017 à Pékin qui a déjà à son actif de nombreux films d’auteurs, associée à Qu Jing Pictures fondée en 2015 pour produire des scénarios (en particulier pour des séries télévisées), puis coproduire des films, et Dadi Films, la filiale production de Dadi Media (大地时代文化传播) qui possède l’une des plus importantes chaînes de cinémas en Chine.

 

Il est sorti en France le 1er janvier 2020.

 

Premier film d’une trilogie

 

Le film est annoncé comme le premier volet d’une trilogie inspirée de la peinture chinoise de paysage, intitulée « Mille li à l’est du fleuve » (《千里江东图》). Le projet a obtenu en 2017 le Prix de la jeunesse Wu Tianming et a également été primé au 8ème festival de Pékin.

 


 

A lire en complément

Interview de Gu Xiaogang (Libération, 30.12.2019)
https://next.liberation.fr/cinema/2019/12/30/gu-xiaogang-la-chine-va-trop-vite-il-faut-donc-

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[1] Shanshui (山水), littéralement montagne et eau, est le terme général pour désigner les tableaux de paysage de la peinture traditionnelle de lettré, où montagne et eau sont les éléments clés et symboliques du paysage.

[2] Su Shi, ou Su Dongpo (1037-1101), grand poète, calligraphe, penseur et politicien de la période des Song du Nord.

[3] Le tableau de Huang Gongwang a été brûlé en 1650 ; il en reste deux parties, l’une conservée au musée du Zhejiang à Hangzhou et l’autre au Musée national du Palais à Taipei.

Vidéo montrant les deux parties, avec traduction des diverses inscriptions :

 

 

[4] Cette référence insistante au royaume de Wu – successeur de l’Etat de Wu fondé pendant la période des Printemps et Automnes, au 11e siècle avant J.C. – n’est d’ailleurs pas anodine. Elle fait penser à la phrase souvent citée de Cao Pi, fils et successeur de Cao Cao, fondateur du royaume de Cao Wei au nord du Yangtsé ; ayant échoué dans ses attaques contre Sun Quan, il aurait abandonné en s’écriant : il faut croire que le Yangtsé a été créé pour séparer le nord du sud. C’est au moins vrai culturellement, d’où l’intérêt de la référence à Sun Quan dans le film.

[5] Subtilité qui n’est malheureusement pas rendue dans le sous-titrage.

 

 

 

     

 

 

 

 

 
     
     
     
     
     
     
     
     

 

   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



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