« Famille », le
film de 1956 : touchant par ses imperfections mêmes
par Brigitte Duzan, 13 novembre 2015
Adapté de l’un des romans les plus connus et les
plus populaires de Ba Jin (巴金),
« Famille » (《家》)
a été coréalisé en 1956 par deux cinéastes,
Chen Xihe (陈西禾)
et Ye Ming (叶明).
C’est du moins ainsi que le film est présenté. Mais
c’est en fait Chen Xihe qui en a été le véritable
concepteur et principal maître d’œuvre.
Un film de dramaturge
Le film porte la marque de ses débuts de dramaturge.
Chen Xihe a en effet commencé sa carrière au
théâtre, pendant la guerre, dans le sillage du grand
dramaturge Huang Zuolin
(黄佐临).
C’est en le suivant qu’il est entré en 1948 à la
compagnie Wenhua (文华影业公司),
devenue la plus importante compagnie
cinématographique chinoise à partir de sa création à
Shanghai en 1946.
Elle regroupait les grands réalisateurs issus du
théâtre, mais aussi les acteurs qui leur étaient
liés, comme
Shi Hui (石挥),
passé lui aussi
Jia (le film de Chen
Xihe)
derrière la caméra à la Wenhua. C’est Shi Hui qui interprète
l’un des rôles principaux dans le premier film de Chen Xihe,
« Sisters Stand Up » (《姐姐妹妹站起来》),
en 1951. C’était un groupe d’artistes marqués par le
théâtre, qui partageaient les mêmes idées et les mêmes
valeurs esthétiques.
« Famille » s’inscrit dans ce contexte, avec une mise en
scène qui privilégie les intérieurs et le découpage en
scènes fondées sur des dialogues, le noir et blanc renvoyant
aux films de Shanghai des années 1930.
Dénonciation de la Chine « féodale »
S’inscrivant dans une série de films adaptés de grands
classiques, sur le même thème, comme
« Le
sacrifice du Nouvel An » (《祝福》)
de Sang
Hu (桑弧),
tourné la même année à la Wenhua, le film de Chen Xihe se
veut une adaptation fidèle du roman, dénonçant l’oppression
des individus par les structures patriarcales de la famille
traditionnelle chinoise
[1].
Le film y insiste pesamment dès le générique, au début, en
citant une phrase de Ba Jin indiquant que c’était la raison
qui l’avait poussé à écrire son roman.
Cette phrase est tirée de commentaires traditionnellement
publiés en annexe au roman. Ba Jin y souligne cependant que
ce n’est pas une dénonciation abstraite, ou idéologique,
mais que son récit est inspiré de personnages et de faits
réels dont il a été lui-même le témoin dans sa propre
famille et dont il cite les exemples spécifiques.
Le roman a donc une authenticité qui transparaît dans le
style et la profondeur des caractères qui ont tous leur part
de contradictions, comme dans la vie, surtout à cette
époque : les années suivant le mouvement du 4 mai. Il n’y a
rien de raide ni de dogmatique dans ce récit qui reflète la
vie de l’auteur. C’est d’ailleurs ce qui explique une grande
partie de son succès : à sa publication, dans la Chine du
début des années 1930, les jeunes de l’âge de Ba Jin se
reconnaissaient à travers ses personnages, surtout le
dernier né de la famille, le rebelle qui se passionne pour
les idées du mouvement du 4 mai ; par la suite, à chaque
réédition, et en particulier en 1957 et au lendemain de la
Révolution culturelle, en 1977, ce genre d’identification a
joué, bien que chaque fois dans un contexte différent.
Cette authenticité est sans doute ce qui manque dans le film
de Chen Xihe : il affiche son désir de fidélité au texte de
Ba Jin dès le générique, présenté sur fond de livre
feuilleté, comme dans bien d’autres adaptations
cinématographiques des années 1950, mais il se fige dans une
position d’accusateur et juge, avec des caractères
simplifiés et des dialogues quelque peu stéréotypés.
Une adaptation difficile
Chen Xihe (à g.) sur
le tournage de Famille,
avec l’acteur Wei
Heling
Le roman est un récit très dense, où les nombreux
personnages secondaires viennent renforcer la
narration principale ; en outre, si Ba Jin avait
particulièrement à cœur de rendre sensible le triste
sort des femmes dans la famille emblématique qu’il
dépeint, les caractères des personnages masculins
sont d’autant plus intéressants qu’ils sont
terriblement ambigus, reflétant leur situation, dans
une famille traditionnelle à une époque charnière, à
l’aube de la modernité, partagés entre leur désir
d’indépendance, de vie autonome, et leur
attachement, malgré tout, aux traditions familiales.
Dans l’ensemble, Chen Xihe a schématisé et les caractères et
l’histoire, en leur enlevant la profondeur qui fait la
richesse et la vie du roman. Les personnages de Mei et de
Qin, en particulier, sont pratiquement sacrifiés. Mais c’est
le personnage du plus jeune des trois frères, Juehui, qui a
subi la plus grande modification. Dans le roman, jeune
idéaliste gagné par les idées du 4 mai, il a, lui aussi, sa
part d’ambiguïté, et son attitude envers Mingfeng est
caractéristique.
Dans le film, bien plus qu’un jeune idéaliste de la
sorte, il est devenu un activiste révolutionnaire,
un héros des années 1950, et à la fin, quand il
décide de partir pour Shanghai, c’est dans une sorte
de ferveur romantique. D’ailleurs, la dernière image
qui le montre sur le bateau, descendant le fleuve
dans sa longue robe, rappelle le fameux tableau de
Liu Chunhua (刘春华)
« Chairman Mao goes to Anyuan » (毛主席去安源) –
évidemment Chen Xihe n’a pas pu s’en inspirer car le
tableau date de 1968, mais le modèle est
préexistant : il a la pose classique des jeunes
révolutionnaires des films des années 1950
[2].
Le film de Chen Xihe pèche surtout par une tonalité
trop lourde et monocorde ; tout est sur le même
registre, sombre, pesant et larmoyant. Tout n’est
pas uniquement de sa faute. Il a expliqué qu’il
n’avait pas pu, par exemple, montrer les plaisirs
que Juexin trouve dans sa vie familiale ; il était
Chairman Mao Goes to
Anyuan
impossible à l’époque de même suggérer que l’on pût trouver
quelque plaisir que ce soit dans la société « féodale ». Les
rares scènes où on le voit heureux dans son ménage sont en
fait destinées à montrer la bonté de sa femme, pour faire
ressortir d’autant plus l’injustice et la cruauté du sort
qui lui échoit ensuite.
Dans ce traitement réducteur de l’histoire et des
personnages, il faut cependant tenir compte des impératifs
du moment, extérieurs à la volonté du réalisateur.
Réaction (auto)-critique de Ba Jin
En fait, toute l’équipe du film a ressenti une sorte de
frustration dès la fin du tournage, née du sentiment de
n’avoir pas rendu justice au récit de Ba Jin.
Les deux réalisateurs
et deux des interprètes principaux entourant Ba Jin
lors du tournage de Famille :
De g à droite assis : Zhang Duanfeng 张瑞芳,
Ba Jin 巴金, Sun Daolin
孙道临
Debout derrière : à g Ye Ming 叶明 et à dr Chen Xihe
陈西禾
Des lecteurs ont écrit au journal
Dazhong dianying
(《大众电影》),
pour critiquer le film : « ce film ne peut
satisfaire personne » - « d’une certaine manière, il
est désespérant. »
(“影片不能使人满意”,“在一定程度上使人失望”。)
Le journal a fait suivre les critiques à Ba Jin.
Dans le n°20 du journal, en 1957, l’écrivain leur a
répondu, en une longue lettre de plus de 7 000
caractères qui reprend les critiques en exprimant
ses sentiments à l’égard du film.
Au début de la lettre, il reconnaît : « Je n’aime
pas ce film, aussi je n’aime pas qu’on aborde le
sujet ; mais je ressens une sorte de responsabilité
vis-à-vis de vos avis fondés de spectateurs. »
(“我并不喜欢这部影片,因此
我也害怕听见人提到它,面对着你们这些忠实的观众的意见,我感到一种负罪的心情。”).
A partir de quoi il explique en détail ce qu’il pense du
scénario, de la mise en scène, des décors, des costumes et
même des accessoires, en en soulignant les défauts et les
insuffisances.
« En tant que spectateur, l’impression que j’ai est que le
film touche à un grand nombre de sujets, mais sans les
développer, en passant très vite. On dirait que le but est
seulement de nous raconter une histoire, sans bien dépeindre
ni les physionomies ni les caractères. »
Il donne deux exemples : Ruijue (瑞珏)
et Juexin (觉新).
« Ruijue étant un personnage si important, pourquoi
ne pas nous montrernettement sa bonté d’âme, son
sort en paraîtrait d’autant plus injuste et cruel.
C’est la même chose pour Juexin, pourquoi passe-t-il
si vite à l’écran, sans nous permettre de sonder les
tréfonds de son âme et en saisir les contradictions
intimes ? »
Zhang Ruifang et Sun
Daolin
Ayant posé les insuffisances dans la conception du film, Ba
Jin montre bien, cependant, qu’il est conscient que ces
insuffisances ne tiennent pas à de simples problèmes
techniques ou de scénario, mais plutôt à des restrictions
dans la pensée même : si les réalisateurs n’ont pas exprimé
la complexité des caractères, c’estqu’ils n’ont pas osé,
dit Ba Jin – pas osé, par exemple, montrer Juexin prenant
plaisir à la « musique du boudoir », pour éviter de donner
à penser aux spectateurs que le mariage féodal pouvait
apporter même un soupçon de bonheur.
Ce qui a ému tout le monde, c’est le tact avec lequel Ba Jin
a exprimé son opinion sur le film, et assuméune part de la
responsabilité des défauts reprochés par les spectateurs :
“我知道我的小说不是一部成功的作品,它本身就有不少缺点,我不能要求编导同志‘化腐朽为神奇’。”
« Je sais que mon roman n’est pas très réussi, qu’il a pas
mal de défauts, je ne peux donc pas demander aux
réalisateurs et scénaristes de faire des miracles. »
« En tant qu’auteur de l’œuvre originale, et ami proche des
réalisateurs et scénaristes, je ne les ai pas aidés dans
leur travail, je mérite donc une part de la responsabilité
de « l’échec » du film. »
Les trois frères
En fait, les réalisateurs n’avaient pas les mains
libres. Interviewé en 1997, Ye Ming a exprimé des
regrets analogues, en insistant plus
particulièrement sur le personnage de Mei, qui est
l’un des plus beaux du roman et qui est vraiment
escamoté dans le film, mais en expliquant en outre
qu’ils n’ont pu faire autrement :
« Les trois principaux personnages féminins, Mingfeng, Mei
et Ruijue, meurent ; il aurait fallu bien montrer la
tristesse de leur sort, leur infortune, pour faire
ressortirce qui est une caractéristique profonde du système
féodal ; mais on ne l’a pas fait. On est passé très vite sur
la mort de Mei ; quand Juexin l’apprend, il veut vite aller
la voir une dernière fois, mais, en arrivant à l’entrée de
la maison, il voit un tas de faux billets qui brûlent, c’est
tout ; on ne le voit que pleurer à la porte, il n’a même pas
une scène devant le cercueil… L’actrice qui joue la cousine
Mei, Huang Zongying, est allée en parler plusieurs fois avec
le réalisateur, mais le scénario ne pouvait pas être
rallongé, impossible d’ajouter une séquence. »
[3]
Superbe interprétation
Dans ces conditions, Chen Xihe a beaucoup misé sur ses
interprètes. Citons les principaux :
Wei Heling
魏鹤龄
le vieux maître Gao 高老太爷
Sun Daolin
孙道临
l’aîné des petits-fils, Gao Juexin
高觉新
Zhang Fei
章非
le deuxième petit-fils, Gao Juemin
高觉民
Zhang Hui
张辉
le troisième petit-fils, Gao Juehui 高觉慧
Huang Zongying 黄宗英
la cousine Mei
梅表姐
Wang Danfeng
王丹凤
la petite servante Mingfeng
鸣凤
Ce sont tous de grands acteurs qui, en outre, se
connaissaient, faisaient partie du même groupe.
Ainsi Wei Heling dont l’un des premiers rôles avait
été dans
« Les
anges du boulevard » (《马路天使》)
de
Yuan Muzhi (袁牧之),
en 1937
[4],
ou Sun Daolin dont l’un des premiers rôles avait
été, avec Wei Heling, dans « Corbeaux et moineaux »
(《乌鸦与麻雀》),
le grand classique de 1949.
Mais ils avaient tous, en outre, une grande
admiration pour Ba Jin, et même parfois des liens
personnels. C’est le cas de l’actrice Zhang
Ruifang : elle avait
fait la connaissance de Ba Jin
Wei Heling en vieux
patriarche
face à la décadence
familiale
à Chongqing pendant la guerre. En 1943, son ami le
dramaturge Cao Yu a fait représenter la pièce qu’il avait
adaptée du même roman ;
Zhang Ruifang
y a interprété pour la première fois le rôle de Ruijue,
tandis que Jin Shan (金山)
interprétait celui de Juexin. La pièce a eu cent
représentations et l’immense succès qu’on imagine. On
imagine aussi l’émotion ressentie en interprétant à nouveau
le rôle treize ans plus tard.
En fait, tout le monde avait une affinité avec le roman, et
l’émotion née du texte aété transposée dans le film à
travers l’expérience même des acteurs et leurs propres
sentiments.
Les acteurs et
actrices de Famille 45 ans plus tard, en 2000 :
De g. à dr. : l’actrice Di Fan 狄梵, l’acteur Sun
Daolin 孙道临,
les actrices Ma
Ji 马骥, Wang Danfeng 王丹凤,
Zhang Duanfeng 张瑞芳 et
l’acteur Zhang Fei 章非
Le souvenir s’en est perpétué. Le 19 septembre 2000,
à l’initiative de l’actrice Wang Danfeng,
l’association des cinéastes de Shanghai a organisé
une manifestation, en rassemblant tous les artistes
qui avaient participé au film en 1956. Ils en ont
réuni trente-huit. Dix-huit étaient morts. En
particulier Wei Heling et le réalisateur Chen Xihe.
Ye Ming et l’actrice Huang Zongying n’ont pu se
déplacer car ils étaient malades, mais ils ont
envoyé une lettre.
Dans la sienne, Huang Zongying (l’actrice qui joue Mei)
disait : « Je n’ose plus regarder ce film car trop de gens
qui y ont joué sont morts. Parmi les acteurs ont pu venir :
Sun Daolin qui interprète Juexin, Zhang Ruifang qui
interprète Ruijue, Zhang Danfeng Minfeng, Zhang Fei le
troisième fils, Di Fan la 4ème épouse, et Ma Ji
la 5ème épouse. Ont aussi répondu présent le chef
opérateur Xu Qi (许琦),
le compositeur Lü Qiming (吕其明),
et une dizaine d’autres personnes. La plupart avaient dans
les 70 ans, mais tous sont venus. Moi aussi j’aurais
beaucoup aimé être là, le seul fait d’énoncer ces noms est
très émouvant. Il faudrait aussi évoquer Ba Jin ; c’est trop
généreux de sa part d’avoir assumé la responsabilité des
défauts du film. »
On mesure dans tous ces témoignages l’émotion qu’a pu
susciter le film, la déception des acteurs et leur
attachement à Ba Jin. Aussitôt après, ces mêmes interprètes
ont joué à Shanghai une pièce de théâtre adaptée du même
roman et mise en scène par Zhao Dan (赵丹) :
la pièce a eu un grand succès tandis que le film ne recevait
qu’un accueil mitigé.
Mais il a été l’un des premiers films à être à nouveau
autorisé après la Révolution culturelle et à ressortir sur
les écrans, tandis que le roman était une nouvelle fois
révisé et réédité, en 1977. C’est à ce moment-là que le film
a rencontré du succès auprès du public : il était alors
porteur d’une charge émotionnelle qui dépassait largement le
roman.
« Famille » reste un grand classique du cinéma chinois, qui
touche encore par ses imperfections mêmes. On peut cependant
lui préférer l’adaptation du roman réalisée en 1941 parBu
Wancang (卜万苍)[5].
Le film de Bu Wancang
Recherche réalisée pour le CDCC en vue de la présentation du
film à l’Institut Confucius de l’université Paris Diderot,
le 12 novembre 2015.
[4]
Il faisait partie du même groupe de
cinéastes liés au théâtre. On le retrouve dans les
grands films du cinéma de Shanghai : « Corbeaux et
moineaux » (《乌鸦与麻雀》)
de Zheng Junli (郑君里)
en 1949 (où il partage l’affiche avec
Zhao Dan et Sun
Daolin),
« Ma
vie » (《我这一辈子》)
de Shi Hui
(石挥)
en 1950, puis« Le sacrifice du Nouvel An » en 1956,
et
« La
légende de Lu Ban » (《鲁班的传说》)
de
Sun Yu
孙瑜
en 1958.
[5]
Pour les autres adaptations d’œuvres de Ba Jin,
voir à la fin de la présentation de l’écrivain :