« La
révolution de 1911 » : comment on réécrit l’histoire
par Brigitte
Duzan, 19 mai 2012
Sorti en
Chine en septembre 2011, « La révolution de 1911 »(《辛亥革命》)a été
réalisé pour commémorer le centième anniversaire de
la révolution dite Xinhai
qui entraîna la chute de la dynastie des Qing et
l’avènement de la République de Chine, sous la
conduite de Sun Yat-sen qui en fut brièvement le
premier président.
Produit et
réalisé par Jackie Chan (成龙)
qui en interprète en outre l’un des personnages
principaux (1), c’est aussi son centième film en
tant qu’acteur. « La révolution de 1911 »
est cependant surtout formaté par un scénario
co-écrit par Wang Xingdong (王兴东)
et Chen Baoguang (陈宝光),
les scénaristes des grosses productions officielles
antérieures qui commémoraient deux autres événements
fondamentaux de l’histoire chinoise récente :
« La
fondation de la République » (《建国大业》)
et
« La fondation du Parti » (《建党伟业》).
Un film
difficile à comprendre
Un héros
Trois têtes d’affiche
Le
scénario est bâti autour des événements clés de la
période menant de l’insurrection ratée de Canton en
avril 2011 à la démission de Sun Yat-sen de la
présidence provisoire de la République en février
1912, après l’abdication de Puyi.
Les divers
événements et personnages sont présentés par des
intertitres explicatifs, mais les séquences
s’enchaînent à un rythme très rapide qui rend la
compréhension ardue, surtout que le non sinophone
doit lire en même temps les sous-titres dans le bas
de l’écran. En outre, certains personnages sont
réputés être suffisamment célèbres pour ne pas
justifier plus que la mention de leur nom,
accompagné éventuellement d’un titre. C’est très
dommage et mérite quelques éclaircissements.
Prologue
Le
prologue du film montre ainsi une femme, le cou dans
une cangue, que l’on emmène à travers la foule pour
être exécutée. C’est un personnage emblématique,
pris ici comme symbole de l’esprit révolutionnaire
qui mena à la chute de l’empire et placé pour cela
en exergue du film.
Il s’agit
de Qiu Jin (秋瑾),
jeune poétesse d’une famille de Shaoxing née en
1875, mariée en 1896, qui commença à exprimer son
opposition au régime impérial après la révolte des
Boxers, allant jusqu’à manier le sabre avec
ostentation. En 1904,
alors qu’elle est encore étudiante, elle mène une
révolte contre les autorités japonaises qui
interdisent aux étudiants de manifester. Elle dirige
brièvement la revue Femmes de Chine (《中国女报》)
créée fin 1906 à Shanghai et qui ne connaîtra que
deux numéros. De retour à Shaoxing, elle devient
enseignante dans l’une des premières écoles
chinoises pour filles et tente de provoquer un coup
d'État
L’affiche pour la
sortie en Chine continentale
pour renverser la
dynastie. Par ordre impérial, elle est condamnée à mort et
exécutée le 15 juillet 1907.
1911, c’est la chute
de la dynastie des Qing
Le film la
montre marchant sereinement vers le peloton
d’exécution, impeccablement coiffée et maquillée,
souriant au passage à une femme qu’elle voit
allaiter : une icône révolutionnaire proposée comme
emblème pour commencer. Mais encore faut-il le
savoir.
Ce mépris
de l’explication en profondeur des personnages et
des événements caractérise tout le film et
en fait comme un
livre d’images pieuses que l’on feuillette en s’arrêtant ici
et là sur un détail pittoresque
plus
marquant que les autres.
Deux
soulèvements clés
Dans son a
priori de synthèse historique, le film met en
exergue deux soulèvements qui ont eu une importance
majeure, le second surtout, car le premier sert
surtout à souligner les sacrifices
La révolution, c’est
aussi la guerre
réalisés pour la
cause révolutionnaire.
1. Le
soulèvement de Canton (辛亥广州起义)du 27 avril
1911 :
Après le prologue,
le film passe directement au soulèvement de Canton qui se
traduisit par un échec sanglant.
L’artillerie des
insurgés pendant l’insurrection de Wuchang
Les plans
en furent dressés dès novembre 1910, alors que Sun
Yat-sen était à Penang, en Malaisie, avec quelques
leaders du Tongmenghui (同盟会),
la ligue révolutionnaire créée en 1905 par fusion de
l’Alliance pour le redressement de la Chine
ou
Xingzhonghui (兴中会) de Sun Yat-sen et de diverses
autres ligues révolutionnaires dont celle de Huang
Xing.
Devenu
le bras droit de Sun Yat-sen, Huang Xing (黄兴)
et une centaine de jeunes révolutionnaires
attaquèrent la résidence du gouverneur des provinces
du Guangdong et du Guangxi. Les renforts aussitôt
envoyés sur place noyèrent la révolte dans le sang ;
86 cadavres furent retrouvés après les combats.
Huang Xing fut blessé à la main, comme le montre le
film. Ce fut une attaque suicidaire, le rapport
dramatique des forces étant connu à l’avance.
L’un des
72 martyrs identifiés est Lin Juemin (林觉民)dont la
lettre d’adieu à son épouse (《与妻诀别书》),
mentionnée dans le film, est considérée comme un
modèle littéraire et figure dans les manuels
scolaires chinois. Il est dommage que le personnage
soit montré simplement batifolant avec ses camarades
sur la plage avant d’aller se faire tuer sous les
feux de l’artillerie impériale – peut-être pour
montrer l’insouciance de ces jeunes révolutionnaires
au moment d’aller mourir…
Monument à la mémoire
de Qiu Jin
à Hangzhou
2.
L’insurrection de Wuchang (武昌起义)
du 10
octobre 1911.
Ce que
montra aussi l’échec du soulèvement de Canton, c’est
que le Tongmenhui n’avait pas les forces suffisantes
pour réussir seul. A Wuchang, les choses furent
différentes. Mais le film n’en donne qu’un aspect
très fragmentaire et superficiel, ne montrant guère
que des images de combat assez confuses. En fait,
l’insurrection est partie d’une crise politique au
Sichuan liée à un scandale financier.
Après la
rébellion des Boxers, l’Allemagne, la Grande
Bretagne, la France, la Russie et le Japon
commencèrent à construire des lignes de chemin de
fer dans les territoires sous leur contrôle. Mais
deux lignes privées, Canton-Hankou et
Sichuan-Hankou, avaient été financées par des
investisseurs chinois et devaient être raccordées au
système
Huang Xing
ferroviaire
quand toutes les lignes seraient terminées. Or elles
furent nationalisées en 1905 par le gouvernement
impérial, agissant sous la pression des banquiers
internationaux auxquels la dynastie affaiblie ne
pouvait guère opposer de résistance en raison de la
dette énorme accumulée pour réprimer la rébellion
des Boxers.
L’annonce
de la décision entraîna grèves et manifestations
dans le Sichuan, puis dégénéra en crise ouverte
quand, le gouvernement ayant lancé des représailles
contre les révolutionnaires, l’armée se joignit au
Tongmenghui. La mutinerie de la Nouvelle Armée à
Wuchang le 10 octobre 1911 marqua le début des
hostilités, mais c’est la bataille de Yangxia (阳夏之战),
menée par Huang Xing contre l’armée du Beiyang
commandée par Yuan Shikai, du 18 octobre au 1er
décembre, qui fut la principale bataille ayant mené
au succès final de la révolution et à la chute
finale de la dynastie.
La lettre de Lin
Juemin à son épouse
La cour des Qing
Là encore,
c’est Huang Xing qui est mis en exergue dans le
film. Pendant qu’avaient lieu les combats, Sun
Yat-sen, lui, était parti aux Etats-Unis, convaincre
les banquiers et gouvernements occidentaux de cesser
leur soutien financier au gouvernement impérial. Il
ne revint en Chine que lorsque lui parvinrent les
nouvelles du succès de l’insurrection, accompagné
par le général Homer Lea (présenté comme un pantin
ridicule et naïvement enthousiaste dans le film).
Le rôle de Yuan
Shikai
Yuan
Shikai est l’autre personnage fort de l’histoire. Le
film met remarquablement bien en valeur et sa
personnalité et son habilité politique. Général au
service des Qing, opposant de Huang Xing dans la
bataille de Yangxia, il manœuvre ensuite
astucieusement entre le Tongmenghui et la cour des
Qing. Il a pour principal but de conquérir le
pouvoir, et joue l’abdication de l’empereur contre
la promesse de Sun Yat-sen de lui laisser la
présidence de la République s’il arrive à l’obtenir.
A côté de
lui, Sun Yat-sen est un doux rêveur et remarquable
tribun, capable d’enthousiasmer les
L’impératrice
douairière
foules par ses
discours et ses formules bien frappées. Mais il n’a pas le
génie machiavélique de Yuan Shikai. L’un est un politique,
l’autre un idéaliste. Toute la tragédie des années suivantes
se joue dans ces mois fatidiques de la transition du pouvoir
entre ces deux personnages si opposés.
Mitraille, ombres
fugaces et caméos
Clichés et
caricatures
Le film
comporte nombre de scènes de combat dont la
principale caractéristique est de montrer des salves
à répétition, des geysers de mitraille et des corps
emportés par les déflagrations. Après la bataille,
c’est sous une pluie diluvienne que l’on ramasse les
corps couverts de boue (comme après le tremblement
de terre de Tangshan dans
« Aftershock »).
Les clichés se succèdent, comme cette scène où l’on
montre la tête d’un soldat qu’une infirmière est en
train d’amputer
Huang Xing perd deux
doigts
d’une jambe,
tandis qu’on entend le bruit de la scie sur l’os…
Evidemment, il meurt avant qu’elle ait pu terminer.
Sun Yat-sen aux
Etats-unis, avec
la fille de
l’ambassadeur de Chine
C’est dans
les personnages étrangers que le film pousse la
caricature à des excès difficilement croyables en
2011. La cour impériale, en comparaison, est peinte
comme à l’habitude dans ce genre de film, avec un
empereur vieillissant mais lucide. Joan Chen fait un
joli petit numéro en reprenant peu ou prou le rôle
d’impératrice qu’elle tenait dans « Le dernier
empereur » de Bertolucci. C’est dans une crise de
larmes qu’elle prononce le mot fatidique
d’abdication, mais ce sont des larmes artificielles
et c’est bien ainsi : elles ne
doivent soulever
aucune sympathie, le personnage est du mauvais côté de
l’histoire.
Si Winston
Chao reprend, lui, le rôle qu’il a déjà interprété
trois ou quatre fois depuis les « Song Sisters » en
1997, Jackie Chan lui vole la vedette dans la
première partie du film, Yuan Shikai dans la
seconde. Là aussi c’est très bien ainsi : Sun
Yat-sen est un perdant, dans l’histoire, et, comme
il est bien dit à la fin du film, heureusement que
le Parti communiste est arrivé pour reprendre à son
compte ses idéaux.
Personnages sacrifiés
Sans
parler de tous les problèmes politiques
Sun Yat-sen attendant
les résultats
de son élection à la
présidence
que le film
évite d’aborder, ce qu’on regrette le plus, finalement,
c’est qu’il n’ait pas donné plus de profondeur à certains
personnages qui passent brièvement dans la narration sans
quasiment laisser de trace : nous avons déjà mentionné Qiu
Jin et Lin Juemin, mais il y a aussi celui de Xu Zonghan (徐宗汉),
dont on réalise à peine qu’elle est l’épouse de Huang Xing :
l’intérêt est ailleurs, et tout l’accent est mis sur Huang
Xing, son courage et ses faits d’armes,
incontestables, certes.
Xu Zonghan
Xu Zonhan,
pourtant, aurait mérité mieux que celui d’ombre
féminine aux côtés d’un grand homme. Née en 1877,
elle a été très tôt une ardente pionnière des droits
de la femme et, en particulier, du droit à
l’éducation. En 1907, elle est partie en Asie du
Sud-Est et a rallié le Tongmenghui à Penang ; elle
est ensuite allée rejoindre la Ligue à Canton et a
participé là au soulèvement de la Nouvelle Armée en
février 1910. Pour le soulèvement d’avril 1911, elle
était responsable de l’approvisionnement en armes.
C’est quand
Huang Xing a été blessé qu’elle s’est occupée de lui
et l’a accompagné à Hong Kong pour le faire soigner.
Ils se sont mariés peu après.
A force de
vouloir s’en tenir à une ligne idéologique très
précise, tout l’intérêt humain du sujet est escamoté
au profit des personnages iconiques à mettre en
valeur pour
montrer l’héritage
en ligne directe des idéaux du « Père fondateur » de la
Chine moderne par le Parti aujourd’hui au pouvoir. Il s’agit
d’un exercice de renforcement de la légitimité du Parti
et un retournement de la position officielle adoptée
jusqu’ici sur ce sujet.
Li Bingbing (李冰冰)
Xu Zonghan (徐宗汉),
épouse de Huang Xing
Sun Chun (孙淳)
Yuan Shikai (袁世凯)
Joan Chen (陈冲)
l’impératrice douairière Longyu (隆裕)
Jaycee Chan (房祖名)
Zhang Zhenwu (张振武),
l’un des troisleaders de
l’insurrection de Wuchang
Hu Ge (胡歌)
Lin Juemin (林觉民)
Ning Jing (宁静)
Qiu Jin
(秋瑾)
(1) Il est en fait
coréalisé avec Zhang Li (张黎)
qui est également directeur de la photographie.
Note complémentaire
Il existe un film
taiwanais de 1980 intitulé « The Magnificent 72 »
(《碧血黃花》bìxuè huánghuā) qui retrace l’histoire de Lin
Juemin et son épouse Chen Yiying.
Le titre chinois signifie ‘Les fleurs jaunes
éclaboussées de sang’, allusion aux « 72 martyrs de
Huanghuagang » (“黄花岗七十二烈士”). Mais le film est centré
sur Lin Juemin, retraçant aussi fidèlement que
possible son histoire, de son mariage en 1905 à son
engagement dans le Tongmenghui et à sa mort après
l’échec du soulèvement de Canton, en avril 1911.
Ecrit et réalisé par Ting Shan-xi (丁善玺), le film a
pour principaux interprètes Brigitte Lin (林青霞) dans
le rôle de Chen Yiying et Zhou Shaodong (周绍栋) dans
celui de Lin Juemin.
C’est l’un des rares films où Brigitte Lin a un rôle
secondaire
The Magnificent 72
Les deux acteurs dans
The Magnificent 72
d’épouse soumise. En
même temps, c’est un film qui lui permet de montrer
tout son talent d’actrice, apparaissant
alternativement radieuse et éplorée. Le rôle a
d’ailleurs valu à l’actrice un prix aux Golden Horse
awards en 1980.
Le film comporte
cependant deux clins d’œil hors leçon d’histoire :
Brigitte Lin fait quelques exercices d’arts martiaux
le matin dans l’arrière cour de sa maison, et la
séquence d’ouverture montre la légendaire Xu Feng
(徐枫), actrice fétiche de
King Hu, se
défendant contre des Mandchous – allusion sans doute
aux périls de l’époque mentionnés dans la lettre de
Lin Juemin.