S’il est aussi réalisateur (avec 25 films réalisés
entre 1978 et 2015) et a joué dans une centaine de
films, Yuen Woo-ping est surtout l’un des plus
grands chorégraphes de films d’action aujourd’hui,
au niveau mondial.
Il a
contribué à revitaliser les films d’arts martiaux à
Hong Kong dans les années 1980, d’abord en y
introduisant des éléments de comédie
[1],
puis en révolutionnant la chorégraphie des scènes de
combat, mais il n’est pas l’un de ceux qui ont
véritablement redéfini le genre comme
Tsui Hark ou
Patrick Tam. Il ne fait pas partie des cinéastes de
la Nouvelle Vague et n’est pas un « auteur » au sens
strict du terme.
Cinéaste formé en studio, comme Sammo Hung et Corey
Yuen, il reste essentiellement un formidable maître
chorégraphe qui a su apporter une nouvelle dimension
aux scènes d’action et leur insuffler une telle vie
que ses combattants semblent défier les lois de la
pesanteur. C’est cet art unique qui en a fait une
Yuen Woo-ping
célébrité internationale, et lui a valu d’être recherché à
la toute fin des années 1990 et au début des années 2000 par
les grands réalisateurs américains comme les frères
Wachowski ou Quentin Tarantino.
Le clan des Yuen
Toute présentation de Yuen Woo-ping doit commencer par son
père,
Yuen Siu-tien (袁小田),
dont il est le fils aîné, né le 1er janvier 1945
à Canton.
Fils de …
Yuen Siu-tien dans un
de ses rôles
les plus célèbres, le
mendiant Su
Yuen Siu-tien est un acteur, né en 1912, qui a été
formé dans la tradition de l’opéra de Pékin, dans
les rôles martiaux de wusheng (武生).
Il n’est venu au cinéma qu’à l’âge de trente-sept
ans, dans le premier film de la série des Wong
Fei-hung : « The Story of Huang Fei-hung » (《黄飞鸿传》)
réalisé par Hu Peng (胡鹏)
en 1949. Ce n’est cependant qu’à la fin des années
1950 qu’il est apparu régulièrement sur les écrans,
jusqu’à tourner plusieurs films par an et en
totaliser près de 150 pour l’ensemble de sa carrière
à sa mort, en janvier 1979.
On le connaît surtout comme interprète de
personnages populaires, un peu frustres et hirsutes,
mais il a eu une influence non négligeable en son
temps, au-delà de ses rôles.
A l’origine, en effet, il était en fait acteur
d’opéra de Pékin, à Pékin et à Shanghai. Or, dans
les années 1930, l’opéra cantonais évolua sous
diverses influences. Des acteurs du
nord furent en particulier appelés pour développer les
scènes de combatet former des acteurs, et c’est dans ce
contextequ’un important producteur d’opéra cantonais fit
venir Yuen Siu-tien à Hong Kong avec un groupe d’autres
acteurs.
Il était donc à pied d’œuvre quand le cinéma de Hong Kong
commença également à structurer les scènes de combat, en
inventant la chorégraphie ; Yuen Siu-tien en a donc été l’un
des créateurs. S’il a joué dans les Wong Fei-hung, il en a
aussi réglé la chorégraphie ; plus que pour ses
interprétations, c’est surtout en cela qu’il a apporté une
contribution importante au cinéma d’arts martiaux de Hong
Kong.
Un clan, une esthétique
C’est cette tradition de combat opératique « du
nord » qu’il a transmise à ses fils, et son aîné en
premier. Yuen Woo-ping a été formé par son père dans
cette tradition, mais il a aussi étudié pendant un
an à la célèbre école d’opéra de Hong Kong dirigée
par Yu Jim-yuen (于占元),
maître de beiquan (北拳)
qui
Yu Jim-yuen
a formé Sammo Hung (洪金宝),
Corey Yuen (元奎),
Yuen Biao (元彪),
Jacky Chan et autres. C’est là que
Les cinq
frères vers 1980, de g. à dr.:
Yuen Yat-chor 袁日初、Yuen Chun-yeung 袁振洋、Yuen
Woo-ping 袁和平、
Yuen Shun-yee
袁信义 et Yuen Cheung-yan 袁祥仁
Yuen Woo-ping les a rencontrés initialement. Ils
seront les principaux interprètes de ses films.
Mais Yuen Siu-tien a eu onze enfants, et cinqfrères
de Yuen Woo-ping sont aussi devenus acteurs et/ou
chorégraphes d’action. Leur père les emmenait avec
lui sur ses tournages, et ils ont appris sur le tas,
en commençant par des rôles de cascadeurs.
Trois frères à la fois acteurs et chorégraphes :
Yuen Cheung-yan
袁祥仁
Yuen Shun-yee (Sunny Yuen) 袁信义
Yuen Chun-yeung (Brandy Yuen) 袁振洋
Deux frères acteurs
Yuen Yat-chor
袁日初
et Yuen Lung-kui
袁龙驹
Yuen Woo-ping a fait jouer ses frères dans ses
films, avec son père, en gardant toujours comme
principe de base celui qui lui avait été inculqué :
que le style de combat, dans un film, doit être
réaliste pour donner le sentiment d’un vrai combat
et être visuellement réussi, avec pour corollaire
que la position de la caméra, les angles de prise de
vue, l’alchimie entre les personnages au combat,
tous les détails qui font la qualité d’une scène ne
peuvent être appris, mais tirés de l’expérience et
de l’observation.
Réalisateur
1978 : débuts et premiers succès
Yuen Woo-ping a débuté comme chorégraphe de scènes
d’action. Il a travaillé en 1970 sur les scènes du
film de Jimmy Wang Yu (王羽)
« The Chinese Boxer » (《剑胆》),
dont Ng See-yuen (吴思远)
était l’assistant réalisateur. Quand celui-ci a
réalisé son premier film, « Mad Killer » (《疯狂杀手》)
en 1971, Yuen Woo-ping a réglé les scènes de combat.
Il a ensuite travaillé sur les films de Ng See-yuen
pendant six ans.
En 1975, Ng See-yuen a fondé la société de
production Seasonal Films, et c’est cette société
qui a produit les deux premiers films réalisés par
Yuen Woo-ping, en 1978.
C’est en effet cette année-là qu’il commence sa
carrière de réalisateur, avec « Snake in the Eagle's
Shadow » (《蛇形刁手》),
aussitôt suivi, la même année, de « Drunken
Master » (《醉拳》)
: grands succès faits sur le même moule qui le
rendent célèbre et lancent le jeune Jackie Chan.
Les deux
films sont liés. « Snake in the Eagle's Shadow » a
amorcé le style, mais c’est « Drunken Master » qui
est le film fondateur, de films de kung-fu d’un
nouveau genre
[2].
Yuen Woo-ping y met son père en vedette dans le rôle
du mendiant Su (苏乞儿),
un vieil ermite qui a perfectionné l’art du combat
Snake in the Eagle’s
Shadow
(le style de l’aigle)
Drunken Master
en état d’ivresse et qui vient en aide au jeune Wong
Fei-hung, interprété par Jackie Chan comme une sorte de
garnement malicieux opposé à un vénérable maître d’arts
martiaux interprété par Kwan Tak-hing (关德兴).
Drunken Master, trailer
Drunke Master 2
Yuen Woo-ping voulait se libérer des codes et
clichés qui stérilisaient les films de kung-fu ; il
l’a fait en en faisant des comédies fondées sur des
caractères originaux. Il lui fallait pour cela
innover dans le type d’acteur et leur
interprétation. Il choisit Jackie Chan parce qu’il
le connaissait, et le succès du film fit la
célébrité de l’acteur, mais en l’enfermant dans un
type de rôle tirant sur le burlesque dont il ne
sortira plus jamais, au point de se confondre avec
sa personne.
Son père reprendra le rôle du mendiant Su dans trois
films sortis en 1979 qui sont des variations sur le
même thème, capitalisant sur le succès du premier :
un autre de Yuen Woo-ping, « Dance of the Drunk
Mantis » (《南北醉拳》),
un coréalisé par Wei Hai-feng et Hu Peng (魏海峰
/
胡鹏),
« Story of Drunken Master » (《醉侠苏乞儿》),
plus un troisième, « World of The Drunken Master » (《酒仙十八跌》),où
le rôle n’apparaît cependant qu’en caméo.
Le succès a non seulement lancé Yuen Woo-ping et
Jacky Chan, mais aussi une vogue de films d’arts
martiaux comiques du même genre dont la popularité
n’a pas cessé, tout enpermettant au passage à la
société de production Seasonal Filmsde
devenir une importante compagnie indépendante.
Après Jacky Chan… Donnie Yen
Magnificent Butcher
Dreadnaught
Le film de kungfu tel qu’il s’est développé à Hong
Kong dans les années 1970, et surtout après 1975,
relève d’un cinéma fondé sur des valeurs
essentiellement masculines, et violentes, que l’on
retrouve dans une sorte d’état sublimé dans les
films de
Zhang Che/Chang Cheh (张彻).
Et ce à l’encontre de la tradition féminine du
wuxia défendue par
King Hu,
entre autres.
Yuen Woo-ping s’inscrit dans ce mouvement, avec des
films donnant la vedette à un acteur, et fondés sur
un style d’art martial qui lui correspond. Après le
succès de « Drunken Master », il poursuit en
travaillant avec Sammo Hung (洪金宝)
dans « Magnificent Butcher » (《林世荣》)
en 1979 et avec Yuen Biao (元彪)
dans
« Dreadnaught»
(《勇者无惧》)
en 1981.
The Magnificent Butcher
En 1982, il réalise une comédie kungfu dans un genre
totalement loufoque, oùil fait jouer son père et trois de
sesfrères :
« The
Miracle Fighters » (《奇门遁甲》).
Il enchaîne avec un premier film sur Huo Yuanjia, « Legend
of a Fighter » (《霍元甲》),
écrit et produit par
Ng See-yuen, qui
inspirera le film de 2006 réalisé sur le même personnage parRonny Yu (于仁泰). Puis
il revient à des variations sur le thème de « Drunken
Master », avec « Shaolin Drunkard » (《天师撞邪》)
en 1983, puis « Drunken Taichi » (《笑太极》)
en 1984.
Legend of a Fighter
Ce dernier film est celui qui lance l’acteur Donnie
Yen (甄子丹)
avec qui le réalisateur a signé un contrat pour
quatre films après l’avoir sélectionné lors d’un
concours de jeunes talents.
C’est aussi le dernier film du genre drunken
kungfu réalisé par Yuen Woo-ping. Dans le reste
de la décennie, il fait des films de kungfu
contemporains, moins intéressants, avant de revenir
à un style plus traditionnel au début des années
1990 ; il signe une série de succès en 1993 et 1994.
…Jet Li et Michelle Yeoh
En 1993, il retrouve d’abord Donnie Yen pour « Iron
Monkey » (《少年黄飞鸿之铁马骝》),
film qui revient sur le sujet inépuisable de Wong
Fei-hung, et en l’occurrence sur sa jeunesse. Mais
son grand succès, la même année, est un film où la
chorégraphie mais aussi tous les détails techniques
et l’interprétation sont excellents, avec en outre
un bon scénario: « Tai Chi Master » (《太极张三丰》).
Iron Monkey
Tai-chi Master
Contant l’histoire légendaire du maître de
taiqiquan Zhang Sanfeng (张三丰),
le film a nécessité trois mois de tournage, à Pékin.
Il a fallu un mois pour tourner les seules scènes de
combat finales. Le film se distingue dans la
production hongkongaise de la période par les angles
de prises de vue, la stylisation et tout
particulièrement l’utilisation du ralenti, en
parfait accord avec les mouvements lents et aériens
de taiqi.
Outre la qualité de la technique, le film est
remarquable aussi pour ses interprètes.
Jet Li (李连杰)
y trouve son premier grand rôle, mais cette fois,
aux côtés d’une interprète féminine qui a un rôle
aussi important que le sien, et c’est Michelle Yeoh
(杨紫琼).
Taichi Master,
trailer
On la retrouve en 1994, dans le film suivant de Yuen
Woo-ping, pour interpréter le rôle principal dans « Wing
Chun » (《咏春》),
aux côtés de Donnie Yen, et de
Cheng Peipei (郑佩佩)
dans le rôle de la nonne Wu Mei (五枚师太),
maîtresse légendaire d’art martiaux qui enseigna son art à
la jeune Yim Wingchun (严咏春).
Yuen Woo-ping revient là vers la tradition du wuxia,
et de ses grands personnages féminins.
Wing Chun (version mandarin)
Mais, en 1994 aussi, il signe la chorégraphie de
« Fist of Legend » (《精武英雄》),
un remake par Gordon Chan, produit et interprété par
Jet Li, de « Fist of Fury » (精武门), le grand succès
de Bruce Lee sorti en 1972. Le film reprend
l’histoire de Huo Yuanjia, après sa mort. Il a, au
niveau du cinéma, moins d’intérêt que les deux films
précédents, mais il attire l’attention des frères
Wachowski : c’est le début d’une autre aventure pour
Yuen Woo-ping.
Chorégraphe pour d’autres
L’aventure américaine
Yuan Woo-ping est contracté pour devenir le
chorégraphe du film « The Matrix » dont les
deux frères viennent de présenter le scénario à
leur producteur. La collaboration est un succès :
Yuen Woo-ping adapte les arts martiaux chinois
Fist of Legend,
affiche pour Hong Kong
Kill Bill
à un film de science-fiction américain, mais forme
aussi les acteurs, dont Keanu Reaves, Laurence
Fishburne et Carrie-Anne Moss. Sorti en 1999, « The
Matrix » est considéré comme l’un des films de genre
le plus important de la période, et Yuen Woo-ping y
a sa part.
Il travaille ensuite sur la chorégraphie des scènes
d’action des deux séquelles, mais aussi sur celle de
« Kill Bill » de Quentin Tarentino, et là il
retrouve un rôle féminin de premier plan, interprété
par Uma Thurman, dans un véritable film d’arts
martiaux, américain, finalement sorti en deux
parties, en 2003 et 2004. Une histoire de vengeance,
comme dans la plus vieille tradition du wuxia…
Kill Bill, Trailer
Tigre et Dragon
Entre temps, il a signé la chorégraphie des scènes de combat
de
« Tigre
et Dragon » (《卧虎藏龙》),
qui comporte les plus belles scènes de combat de sa carrière,
et des scènes d’anthologie : la scène dans la forêt de
bambous, bien sûr, mais surtout celle qui oppose les deux
femmes, interprétées par Michelle Yeoh et Zhang Ziyi.
Il a expliqué lors de nombreuses interviews qu’il procède
d’abord à un travail d’adaptation de ses chorégraphies au
scénario et au caractère des personnages, et va jusqu’à
inventer des styles d’arts martiaux, comme dans « True
Legend ».
« Tigre et dragon » est un
exemple-type de son travail sur le choix d’une chorégraphie
adaptée aux personnages. Il y a plusieurs styles d’arts
martiaux dans le film, certain plus « poétiques », moins
réalistes, que d’autres (comme dans la scène du combat dans
la forêt de bambous), mais chacun choisi dans un but
particulier. La séquence déterminante du combat entre les
deux femmes est l’une des plus belles réussites de combat
dans un film de wuxia, chorégraphié comme un
véritable ballet, avec très peu d’effets de fils - ils ne
sont utilisés que pour donner de la légèreté au combat.
Pour une scène aussi longue (5’35) elle n’est jamais
pesante car d’une inventivité constamment renouvelée. Yuen
Woo-piing atteint là un sommet de son art.
Tigre et dragon, scène du duel
Après 2003, il renoue avec des films plus
traditionnels, comme « Kung Fu Hustle » (《功夫》), de
et avec Stephen Chow, en 2004, ou, en 2006, le
filminspiré de son propre film sur Huo Yuanjia :
« Fearless »
(《霍元甲》)
de
Ronny Yu (于仁泰),
avec
Jet Li. Comme une sorte de flash-back, ou de
clin d’œil aux années 1980.
En 2008, il signe encore la chorégraphie des scènes
de combat de « The Forbidden Kingdom », un film
américain sur un scénario très faible, mais où il
retrouve ses vieux amis Jackie Chan et
Jet Li. Puis
revient à la réalisation après être resté quinze ans
sans toucher une caméra, depuis 1996 exactement.
Retour à la réalisation
En 2010, il revient à un style traditionnel de films
d’arts martiaux avec « True Legend » (《苏乞儿》),
mais c’est en outre un hommage déguisé à son père,
décédé en 1979. Le film revient en effet vers le
premier rôle que son père a interprété dans un de
ses films : la légende dont il est question est
celle du mendiant Su, comme l’indique le titre
chinois.
Le film est interprété par une pléiade de vedettes,
Vincent Zhao,Zhou
Xun,Jay
Chou,Michelle
Yeoh,etc…
Il n’a pourtant pas été un succès commercial. Les
temps ont décidément changé, et ce genre de film a
du mal à trouver son public.
Pourtant, Yuen Woo-ping a poursuivi, en 2015, avec
une séquelle de
« Tigre et dragon »,
avec Donnie Yen à la place de Chow Yun-fat, et sans
Zhang Ziyi…
Il annonce pour 2017 un
remake
de « The Miracle
Fighters » (《奇门遁甲》),
coécrit et produit par
Tsui Hark. …
[1]
Sans qu’il ait rien inventé : si les films
d’art martiaux étaient très populaires,la
comédie était encore dans les années 1970 le
genre majeur du cinéma de Hong Kong, et
d’autres cinéastes avant Yuen Woo-ping
avaient fait de leurs héros martiaux des
personnages de comédies, ou mieux, des
chou (丑)
sur un mode opératique. C’est Sammo Hung -
et non Jacky Chan - qui a le premier incarné
un héros comique de kungfu, dans « The
Iron-Fisted Monk » en 1977, puis dans deux
autres films sortis en 1978. Mais, si l’idée
était dans l’air, c’est Yuen Woo-ping qui,
cette même année 1978, a réussi à créer des
personnages tellement emblématiques qu’ils
sont lancé une vogue et sont restés comme
personnages-types de ce nouveau genre de
films de kung-fu.
Kungfu Hustle
Fearless
True Legend
[2]
Jackie Chan en en systématisera le style dans le remake
réalisé en 1994 par Lau Kar-leung (刘家良)
– « Drunken Master 2 ».