Né en 1977 à
Shanghai, Ying Liang (应亮)
est aujourd’hui l’un des cinéastes chinois les plus engagés,
l’un des plus courageux, aussi, qui filme, comme
Wang Bing (王兵),
Zhao Liang (赵亮)
ou Xu Xin
(徐辛),
avec le sentiment d’une mission à
accomplir. Cependant, lui n’est pas documentariste.
Ses films sont des fictions, mais
ancrées dans la réalité : sa caméra capte les multiples
facettes de la société chinoise dont il dénonce les aspects
les plus noirs pour tenter d’en améliorer les rouages.
Ying Liang Photo:
Cheng Wenjei pour 'Leap:
TheInternational Art
Magazine of Contemporary China.'
Mais, son œuvre est particulièrement
intéressante pour ses caractéristiques stylistiques, nées de
ses premières recherches quand il était étudiant.
Formation en marge
The Missing House
Ying Liang
a fait des études artistiques à l’Université normale
de Pékin (北京师范大学艺术系)
dont il est
sorti en 2000 ; il a ensuite continué ses études
dans le département de mise en scène
cinématographique de l’université de Chongqing (重庆大学电影学院导演系).
Il commence
à tourner des courts métrages pendant ses études, et
en réalise onze de 1999 à 2003 : d’abord un court
métrage expérimental, puis
deux courts
métrages documentaires, et ensuite, à partir de janvier
2000, des courts métrages en majorité de fiction qui sont
primés dans divers festivals.
Mai 1999 :
court métrage expérimental
de 17’ « Ce n’est pas une histoire » 《不是故事》
Septembre 1999 :
court métrage documentaire « Section » 《切片》
Octobre 1999 :
court métrage documentaire « Voie ferrée » 《地铁》 Janvier 2000 :
court métrage de fiction « Il était une fois une montagne »
《从前有座山》 Avril 2000 :court métrage de
fiction « Le tueur
double » 《双重杀手》 Janvier 2001 :
court métrage expérimental « 3 minutes, 59 sec, 24 plans »
《3分59秒24帧》 Avril 2001 : court
métrage de fiction « Gold Coin of Heaven»
《天堂的金币》
Mai 2001 : court
métrage de fiction « Chroniques d’une ville de montagne »
《山城纪事》
Août 2001 : court
métrage documentaire, co-réalisation « Vie familiale »
《在家的日子》
Mai 2002 : court
métrage de fiction « Ombres » 《影子》
Février 2003 :
court
métrage de fiction« The
Missing House »《回家看看》
Ce dernier court
métrage est inspiré d’un fait réel : l’histoire d’un homme
qui reçoit une permission spéciale pour aller passer les
fêtes du Nouvel An dans sa famille, ou du moins celle de son
oncle, seule famille qui lui reste ; il se trouve confronté
à l’indifférence de l’oncle, l’arrogance de son ancien
camarade de classe, les escroqueries de l’agent immobilier
local… bref c’est un condensé des dérives de la société
chinoise de ce début de vingtième siècle.
« The Missing House
» obtient le prix du meilleur scénario court au Festival du
film étudiant de Pékin, et le prix de la critique au
Festival du court métrage indépendant de Hong Kong.
C’est son film de fin d’étude. Sa carrière démarre aussitôt,
et son premier film est la résultante des expériences faites
dans
ses courts métrages, dans le domaine stylistique et
technique en particulier : expérimentation sur diverses
caméras numériques, expérimentation sur le son dans son
rapport à l’image, comme élément essentiel de
l’environnement quotidien de chacun en Chine – élément
omniprésent mais impersonnel.
Artiste engagé
1. En 2005 sort son
premier film, tourné pendant l’été précédent, qui attire
tout de suite l’attention sur lui :
« Taking Father Home »
(《背鸭子的男孩》)raconte
l’histoire d’un adolescent de 17 ans, Xu Yun (徐云),
qui, apprenant un jour que le village où il vit va être rasé
pour faire place à une zone industrielle, part à la ville
chercher son père qui l’a abandonné depuis six ans, en
prenant avec lui deux oies pour tout viatique (1).
C’est un film sur
la maturation et la fin de l’adolescence, une histoire
poétique de perte et de quête, de résolution et de revanche.
Toute la poésie du film est résumée dans l’affiche, en forme
de peinture de paysage traditionnel shanshui. Mais la
ville où débarque Xu Yun n’a rien de cette image idyllique
qui semble plutôt un paradis perdu. Cette ville, c’est
Zigong (自贡),
au Sichuan, la ville dont est originaire son épouse, et elle
est bien réelle ; c’est un cauchemar plutôt qu’un paradis.
Taking Father Home
Le film a été
tourné avec une petite caméra numérique prêtée, la famille
et les amis, et un budget de 30 000 yuans. Mais Ying Liang a
frappé, dès sa sortie, par sa manière très personnelle de
filmer la ville, en immergeant ses personnages dans des
bruits de fond incessants, des hauts parleurs, en
particulier, qui ne cessent de hurler des mises en garde,
contre une menace d’inondation. La violence est présente à
l’écran, renforcée par ce qu’on imagine ailleurs… Mais le
film s’achève cependant sur une note pacifiée, une fois la
crise passée.
2. Après ce premier
film très réussi, Ying Liang réalise en 2006 « The Other
Half » (《另一半》),
qui est, comme le précédent, en dialecte du Sichuan et avec
des interprètes non professionnels.
Le personnage
principal est une femme qui travaille comme secrétaire dans
un cabinet d’avocats. Toute la journée, elle reçoit les
clients les plus divers venus pour intenter des actions en
justice et les écoute énoncer leurs problèmes : demandes de
divorces, corruption, erreurs médicales, vengeances, etc…
Elle-même se pose des questions sur sa liaison avec un
repris de justice passionné de jeu. La rumeur se répand par
ailleurs qu’une usine chimique est en train de polluer la
ville.
The Other Half
The Other Half, un
monde en miettes
Ying Liang dresse
ici un portrait noir et sans concession d’une société
gangrenée, un environnement pourri, dont rien ni personne
ne semble pouvoir réchapper, un monde en miettes d’où
ressort un intense sentiment de solitude. Le film a
bénéficié de l’aide du fond Hubert Bals du festival de
Rotterdam et obtenu le prix spécial du jury au festival
Filmex de Tokyo.
Le film (avec
sous-titres anglais)
3. Le troisième
long métrage, en 2008, est une satire tout aussi acerbe que
la précédente : « Good Cats » (《好猫》)
se
réfère bien sûr à la fameuse phrase de Deng Xiaoping :
Peu importe qu’un
chat soit blanc ou noir, s’il attrape les souris, c’est un
bon chat.
Le problème, c’est
que les chats ne sont plus ce qu’ils étaient. La croissance
économique est passée par là, et a pollué toute la société
comme elle a pollué le paysage, justement parce que toute
action n’a plus été jugée qu’à l’aune de ses résultats,
entendus en termes financiers. Ying Liang dresse le constat
des dégâts, à la fois ironique et déconcertant, toujours
dans sa bonne ville de Zigong.
Son protagoniste,
le jeune Luoliang (罗亮),
est le chauffeur
d’un riche entrepreneur qui a fait fortune dans
l’immobilier, tandis que tout autour de lui semble promis à
une ruine rapide, y compris son mariage, sa femme et sa
famille le trouvant trop peu ambitieux. Mais le « boss
Peng » devient fou… ce qui, selon Ying Liang, est ce qui
guette tout un chacun dans la Chine d’aujourd’hui.
Good Cats
Ying Liang affine
aussi son style et sa technique. Il insère en particulier
des séquences musicales où l’ensemble de rock Lamb’s Funeral
intervient directement pour commenter l’action. Cela donne
un effet comédie musicale qui rappelle, dans un autre style,
« Cabaret » et sa fameuse chanson « money, money, money,
money makes the world go round… »
Le film est sorti
en première mondiale au festival de Karlovy Vary avant de
faire le tour des festivals mondiaux. Il est aussi devenu un
modèle de ce que peut donner la technologie numérique quand
elle est bien utilisée.
4. En février 2010,
un nouveau court métrage de vingt minutes de Ying Liang est
parmi ceux primés au 39ème festival de
Rotterdam : « Condolences » (《慰问》wèiwèn).
Il part d’un accident dont fut témoin le réalisateur en
2004, dont les images sont restées gravées dans son esprit.
Il débute par
quelques photos prises après un accident d’autobus : images
brutes d’un car tombé à l’eau, de badauds. Ce
Condolences
n’est que le
préambule, l’objet du film est ce qui suit l’accident : la
tragédie personnelle d’une vieille dame qui a perdu son mari
et son fils, figure hiératique que les autorités viennent
saluer, sous l’œil des reporters de la télévision. C’est à
travers cette cérémonie médiatisée que Ying Liang fait une
analyse au scalpel d’une société où chacun n’agit que dans
le cadre de son intérêt étroitement pensé.
A la suite de la
projection du film au festival de San Sebastian, en 2011, le
critique de l’Humanité décrivait ainsi la scène des
condoléances, filmée avec une caméra statique comme aux bons
jours des débuts du cinéma :
« La scène est
fermement cadrée par les deux murs croûteux qui s’élèvent à
droite et à gauche. Comme des rideaux de scène délimitant
une action. La veuve, toute menue, vue de dos sur un
fauteuil, est au premier plan. Un premier plan qui exclut
toute intimité étant donné l’éloignement de la caméra. Dans
le fond, des gens préparent la salle pour la cérémonie,
installant les cercueils. On a parlé de scène et c’est bien
de théâtre qu’il s’agit, voulu tel par le cinéaste. Une
équipe de télévision entre côté cour. Elle filme le discours
de condoléances du maire, le suit lorsqu’il se penche vers
la vieille dame à qui il adresse quelques mots, la
journaliste se réjouit de cette compassion puis va
interroger la veuve et, constatant qu’elle ne peut pas en
tirer un mot, s’en va avec la caméra…. »
Cette comédie
humaine qui se déroule en une seule longue séquence est du
meilleur Ying Liang, joignant préoccupations sociales et
stylistiques. Il avait annoncé un long métrage sur le même
sujet, mais il n’a finalement pas vu le jour.
Condolences,
séquence initiale
5. Son quatrième
long métrage, présenté en première mondiale au
festival de Locarno le 9
août 2012, reprend la critique sociale des précédents, cette
fois sous l’aspect des failles juridiques du système
chinois, des zones d’ombres judiciaires. Il s’intitule en
anglais « When
Night Falls», mais en
chinois « J’ai encore quelque chose à dire » (《我还有话要说》).
Ying Liang est
parti d’une histoire vraie :
When Night Falls
celle d’un jeune homme nommé
Yang Jia (楊佳)
qui fut condamné à mort en 2008 pour avoir tué six policiers
après avoir été arrêté et battu parce qu’il circulait sur
une bicyclette sans licence. Le film est plus
particulièrement centré sur sa mère : disparue avant le
procès expéditif de son fils, pour éviter
When Night Falls, la
mère
qu’elle ne vienne
témoigner ; elle fut retrouvée peu après, enregistrée sous
un autre nom, dans un hôpital psychiatrique. Elle n’a jamais
pu revoir son fils après son arrestation.
C’est elle qui a
« encore
quelque chose à dire »… et Ying Liang le transmet, en
élargissant le discours pour en faire une dénonciation des
procédés expéditifs de la justice chinoise - arrestations
arbitraires, procès bâclés et exécutions sommaires.
Bande annonce
Le film a déjà
beaucoup fait parler de lui. Il a été
produit par le festival international de Jeonju. Ying Liang
se trouvait là
quand on a appris que les autorités chinoises avaient obtenu
une copie de son film encore en projet, avaient cherché à en
acquérir les droits et fait pression sur la famille du
réalisateur, à Shanghai, celle de sa femme au Sichuan, en
menaçant de l’arrêter s’il tentait de rentrer en Chine.
Ying Liang est actuellement à Hong Kong, et transmet
régulièrement des informations et vidéos sur sa situation
sur Twitter (2) et You Tube.
Ying Liang est
étonnant : il est l’un des rares réalisateurs de talent,
aujourd’hui, en Chine, à conserver un sens de responsabilité
sociale (3) :
« Une simple
phrase, un simple film suffisent à menacer votre sécurité.
La liberté n’est qu’un pion sur l’échiquier, et utilisée
comme telle. Si le système est ainsi, c’est parce que nous y
avons nous-mêmes contribué, l’avons encouragé… »
Il refuse de composer. Tant que son œuvre reste interdite en
Chine et limitée aux cercles cinéphiles étrangers, elle ne
peut avoir que peu d’impact au plan politique. Elle conserve
néanmoins sa valeur de témoignage et ses qualités
cinématographiques qui en font une œuvre de premier plan.
Notes
(1) C’est le sens
du titre du film : Le garçon avec deux oies sur le dos.