par Brigitte Duzan, 11 mars
2012, actualisé 21 août 2018
Avec
son premier long métrage,
« A l’ouest des rails »,
Wang Bing (王兵)
a tourné une nouvelle page de l’histoire du
documentaire chinois. Obsédé par un sens
incontournable d’une mission historique à accomplir,
il n’en finit pas depuis lors de donner la parole
aux oubliés de l’Histoire, la grande, la chinoise,
celle qui fourmille de non-dits que personne ne veut
trop bousculer, parce que c’est interdit et parce
que c’est douloureux.
Comme
son nom l’indique, Wang Bing est un soldat, mais du
genre samouraï, un chevalier
Wang Bing à la
Biennale de Venise en 2010
parti à la
défense d’une immense armée de l’ombre condamnée à l’oubli
par les absurdités d’un régime que personne n’a encore osé
déclarer fautif à plus de trente pour cent.
Longues
années de formation
Enfance
solitaire
Wang Bing est
né dans le Shaanxi en 1967. Ses parents étaient originaires
du centre du Shaanxi, la partie la plus riche de la
province, avec une longue tradition agricole. Sa mère venait
du district de Jingyang (泾阳县),
à 80 kilomètres à l’est de Xi’an, son père du district de
Zhouzhi (周至县),
au sud de Xi’an, au pied des monts Qinliing. Mais ils sont
allés s’installer à Xi’an dans les années 1950.
L’année de la
naissance de Wang Bing, la seconde de la Révolution
culturelle, les villes étant en proie aux luttes entre
factions rivales de Gardes rouges, et dangereuses, tout le
monde conseilla à ses parents de revenir à la campagne
élever leurs enfants. Sa mère a donc emmené dans son village
natal les deux enfants qu’elle avait alors, Wang Bing et sa
sœur, née deux ans plus tôt. Ils sont donc tous les deux
allés à l’école du village.
Puis, quand
Wang Bing eut six ans, sa grand-mère paternelle est décédée.
Le grand-père est resté seul, dans son village. Wang Bing a
été envoyé vivre avec lui pour lui tenir compagnie. Il y est
resté sept ans, seul avec lui. C’était une localité plus
importante que le village de sa mère, c’est là qu’il a fait
ses études primaires et les années de collège, revenant voir
sa mère de temps en temps.
Travail à
quatorze ans et éveil artistique
En 1981, alors
qu’il avait quatorze ans, son père – qui était ingénieur
dans un bureau d’architecture - a été tué dans un accident
du travail. A l’époque, un règlement stipulait que le fils
d’un travailleur décédé pouvait prendre le poste de son
père. Wang Bing a donc commencé à travailler dans le bureau
où travaillait son père, en commençant par des tâches
fastidieuses. Mais il lui importait avant tout de pouvoir
continuer ses études.
Dans le
dortoir de célibataires où il vivait, les autres étaient,
pour beaucoup, des jeunes diplômés qui étaient entrés à
l’université après la Révolution culturelle. Chaque année
arrivaient les meilleurs éléments de la nouvelle promotion,
passionnés d’art et pleins d’ambition et de projets.
Pour Wang
Bing, le travail était sans intérêt, mais, à leur contact,
il a commencé à s’intéresser à l’art. L’architecture avait
l’avantage d’être une discipline artistique, mais avec un
côté scientifique et pratique, nécessitant des aptitudes
logiques, différentes de celles d’une formation strictement
artistique.
De
l’architecture à la photo
Après avoir un
temps songé à faire des études d’architecture, s’y être
préparé jusqu’en 1984, il s’orienta finalement vers la
photographie et la peinture. Mais il choisit la photographie
pour ses études, parce que les critères d’admission en école
d’architecture étaient très sévères, et qu’il n’avait pas le
niveau en peinture. La photo fut donc le choix par défaut.
En outre, il
avait un appareil depuis plusieurs années et avait commencé
à prendre des photos, avant même de commencer à peindre.
C’est ainsi que, en 1991, il entra à l’Institut des
beaux-arts Lu Xun de Shenyang (dans le Liaoning), dans le
département photo.
De la photo
au cinéma
Il pensa
changer et opter pour le cinéma dès sa seconde année d’étude
à Shenyang. Il commença à acheter des livres sur le cinéma
pour se préparer. Finalement, il ne le fit pas, mais décida
de continuer ses études. La dernière année à l’Institut Lu
Xun, il alla visiter l’Institut du cinéma de Pékin et
demanda s’il pouvait s’inscrire pour un cursus d’un an en
photographie.
Il suivit les
cours une première année, et resta une deuxième année pour
se familiariser avec la caméra… La photo, cependant, est
restée fondamentale chez lui, mais, au-delà de l’image fixe,
la caméra lui a apporté le mouvement, et la vie, et si le
mouvement se fige souvent dans des plans interminables
devenus partie intégrante de son style, c’est qu’ils ont
aussi leur logique, au-delà de l’image.
Au final, ce
sont cinq années d’études, de 1992 à 1997, qui sont ainsi
venues compléter la formation pratique glanée au bureau
d’architecture les dix années précédentes.
En 1997, il a
fait ses débuts comme cameraman sur le tournage de la série
télévisée en 18 épisodes « Campus Pioneer », et
continue de travailler épisodiquement à la télévision, avant
de se lancer, en 1999, comme documentariste
indépendant. Sa carrière se déroule ensuite au gré d’œuvres
originales qui ne se limitent pas au documentaire, et
certainement pas au documentaire classique. Il s’agit de
documenter le présent, et le souvenir du passé.
Un long
regard sur le monde
A
l’ouest des rails
Alors
qu’il est encore étudiant photographe, il décide
d’aller vivre dans un vieux quartier industriel de
Shenyang, il y reste trois ans et, attiré par
l’atmosphère de désolation qui y régnait, filme en
DV la vie des ouvriers de ce quartier en pleine
restructuration. Ainsi naît le monumental
documentaire, unique dans l'histoire du cinéma
chinois indépendant, intitulé
« A
l'Ouest des rails » (《铁西区》),
qui est le nom du quartier.
Brutality
Factory
En 2007,
Wang Bing tourne un court métrage pour répondre à
une commande ; il s’agit de l’un des six courts
métrages regroupés sous le titre « O
Estado do Mundo », projet qui visait à confronter
six regards sur l’état du monde. Les autres films
sont signés Apichatpong Weerasethakul,
Vicente Ferraz, Chantal Akerman, Pedro Costa et
Ayisha Abraham.
A l’Ouest des rails,
l’afffiche
« Brutality
Factory » n’est plus un documentaire, c’est une mise en
scène du souvenir, d’une histoire qu’on lui a racontée, une
histoire de fantômes qui hantent les lieux ; en ce sens,
c’est une préfiguration de ce que sera « Le fossé ». Le film
part d’images sorties des rushes du précédent documentaire :
des vues d’immenses usines vétustes ; puis la caméra
s’insinue dans l’un de ces gigantesques bâtiments pour
filmer ce qui se révèle être une session de « lutte » :
une femme est torturée pour qu’elle divulgue des
renseignements sur son mari.
Brutality Factory
« Brutality Factory » peut être vu comme un pendant
au « Tarrafal » de Pedro Costa, évocation de la
colonie pénale portugaise créée en 1936 pour détenir
les prisonniers politiques, et appelée le "camp de
la mort lente". Mais, stylistiquement, le film
souffre de la comparaison avec ce court métrage qui
fait lui aussi revivre des fantômes, mais de façon
originale ; il souffre surtout de la confrontation
avec le court métrage réalisé par Chantal Ackermann,
« Tombée
de nuit sur Shanghai » : trois ou quatre longs
plans,
tournés en extérieur dans le port de Shanghai, sans
aucune parole, images d'images projetées un peu
partout sur les façades des gratte-ciels ou sur les
bateaux qui passent, écrans géants qui se
transforment en une fresque géante du monde qui est
le nôtre, un monde d’images dont Shanghai est
l’emblème…
Extrait
He Fengming
En
fait,
« Brutality Factory » témoigne de
l’obsession avec l’histoire occultée qui a
commencé à s’emparer de Wang Bing au moment
où il a réalisé un
autre exercice de mémoire : « He
Fengming, chronique d'une femme chinoise » (《和凤鸣》).
«
He Fengming » est le long récit d’une femme
qui raconte les persécutions dont elle a été
victime pendant la période maoïste. Revenant
au style dépouillé de son premier
documentaire, Wang Bing ne se permet aucune
fioriture : sa caméra filme sans effets
superflus la vieille dame
Wang Bing avec
He Fengming
racontant
son passé dans le huis clos de son appartement, dans
un recueillement uniquement rompu, vers la fin, par
la sonnerie du téléphone qui rappelle brusquement
l’existence du monde extérieur.
Il y a là une
recherche sur la mémoire du passé qui va devenir le
leitmotiv de l’œuvre de Wang Bing. Mais le style adopté ici,
d’une totale austérité, est parfaitement adapté à son sujet,
d’un ascétisme esthétique qui décuple la force du récit.
Crude Oil
Crude Oil
Le troisième opus
de l’œuvre documentaire de Wang Bing est sorti en 2008 :
« Crude Oil » (《采油日记》)est à
nouveau un « docu-fleuve », comme « A l’ouest des rails »,
et même beaucoup plus long encore : quatorze heures cette
fois. Tourné dans le désert de Gobi, côté Mongolie
intérieure, le film suit la routine quotidienne d’un groupe
d’ouvriers qui travaillent sur un forage pétrolier. C’est du
« documentaire créatif », avec très peu de mouvements de
caméra, qui incite à s’abandonner à une sorte de mélancolie
réflexive devant la beauté des cadrages.
Si le style a
gardé son austérité, le sujet, cependant, a évolué. Il ne
s’agit plus de traquer le souvenir et les vestiges du passé,
mais de documenter le présent, en l’occurrence le monde
industriel d’aujourd’hui, et l’on se dit dès lors que la
réflexion sur le passé n’était sans doute qu’un prélude à
une meilleure compréhension du présent. L’esprit collectif a
disparu, le travail est aujourd’hui contractualisé, éclaté,
les contrats sont de plus en plus temporaires, le lieu de
travail n’a plus de rapport, ou très peu, avec la vie
personnelle. Dans
« A l’ouest des rails »,
c’était tout le système d’organisation holistique du travail
qui était en train de disparaître, dans « Crude Oil », le
travail moderne est devenu un système fractionné,
impermanent, déshumanisé et sans sécurité.
L’argent du
charbon
« L’argent du charbon »
[1]
s’inscrit dans cette recherche sur le
présent, le présent d’une Chine livrée à la loi brutale du
marché. Wang Bing a accompagné des chauffeurs routiers qui
transportent du charbon de mines du Shanxi jusqu’à leur
point de livraison, à Tianjin, mais cela pourrait être
n’importe où tant l’endroit semble lunaire. Et c’est
d’ailleurs bien mieux ainsi, dans
L’argent du charbon
ce sombre anonymat : le film y
prend une dimension emblématique.
Ce documentaire relativement court, un
peu moins d’une heure, semble être une échappée accidentelle
au sein d’une œuvre protéiforme
[2],
comme si, brusquement, Wang Bing avait agi sous le coup
d’une inspiration soudaine : le film prend l’allure d’un
road movie sur une route défoncée, à la recherche du
meilleur prix pour écouler la cargaison. C’est un petit
précis sur l’art de vendre du charbon, mais aussi sur la
mentalité des acteurs du secteur. Et l’on sait gré à Wang
Bing d’avoir su éviter ce qui est devenu le cliché
habituel : la litanie sur les conditions de travail des
mineurs.
Il arrive avec un
œil nouveau, qui se pose sur la filière en aval de la mine,
sur ces acteurs dont on ne parle pas, et qui, vivant dans
des marges artisanales des débuts de l’ère industrielle,
doivent arriver à dégager un profit entre les propriétaires
des mines et les revendeurs du charbon, souvent des femmes
d’ailleurs, après avoir payé toutes les taxes et amendes
imaginables sur le parcours. On a l’impression d’une course
au bout de l’enfer, dans un paysage où tout est noirci par
le charbon, jusqu’aux visages et aux esprits. La vie est
réduite à cette course permanente : il s’agit juste de
rentrer dans ses frais, dégager une petite marge, et
repartir. La famille, de temps en temps, appelle sur le
portable…
Du coup, le style
est différent : la caméra, ici, est portée et extrêmement
mobile, elle est au plus près des corps, des visages ; on a
l’impression d’être embarqué dans le périple, cahoté sur la
route, présent dans ces marchandages qui n’en finissent pas
pour gagner une dizaine de yuans supplémentaires. On en sort
avec des courbatures à l’âme, surpris de ne pas avoir à
s’essuyer le visage pour en effacer les traces de charbon et
subjugué par les images chaotiques d’un univers dantesque
qui ne saurait mieux exprimer les excès inhumains du
capitalisme chinois qui n’est en fait, au bout du compte,
que le capitalisme des origines.
Extrait
L’homme sans nom
Wang Bing s’est
ensuite attardé un instant sur un exercice de style :
« L’homme sans nom » (《无名者》).
On voit un homme
sortir d’un trou, couvert de terre, se mettre debout et
s’éloigner, suivi de la caméra qui lui emboîte le pas, au
même rythme. Il transporte de sacs de terre, qu’il déverse
sur le sol gelé et tasse, consciencieusement ; il coupe du
bois, récupère l’eau de pluie, se livre à diverses
occupations quotidiennes minutieuses, apparemment bien
réglées, mais énigmatiques. Il erre dans des ruines de
villages, en ramassant des détritus de ci de là, fantôme en
quête de survie, mutique, mais dans un univers où chaque son
prend une importance décuplée, du bruit des pas à celui de
la cuillère dans la casserole, sur fond de cacophonie
urbaine estompée hors champ, comme si cela n’avait rien à
voir avec cet homme, seul avec lui-même.
L’homme sans nom,
l’afffiche
L’homme sans nom
(photo Chantal Crousel)
C’est l’exact inverse de He Fengming :
une présence qui ne dévoile rien, réduite à la surface de
gestes ordinaires, et qui nous laisse imaginer comment leur
donner un sens, quête où l’on s’épuise vite, car l’homme
apparaît justement comme l’image dérisoire d’un monde qui
n’en a pas. « L’homme sans nom » a la beauté d’une épure
[3].
Le fossé
En voyant ensuite
son film suivant, on réalise que, pendant tout ce temps-là,
Wang Bing a été habité, obsédé par une pensée récurrente :
filmer l’indicible, surgi des souvenirs de He Fengming -
c’est-à-dire le sort, occulté par l’histoire officielle,
réservé aux intellectuels condamnés pour « droitisme » en
1958, envoyés dans des camps et laissés là, à mourir à petit
feu, dans des conditions infrahumaines.
Le fossé
Pour ce faire,
Wang Bing est revenu à la forme de « Brutality Factory » :
la fiction, mais une fiction nourrie par la recherche sur
« L’homme sans nom ». « Surprise » de dernière minute de la
Biennale de Venise en 2010,
« Le
fossé » (《加边沟》)a choqué, suscité enthousiasme et rejet, etn’a cessé depuis lors de
provoquer commentaires et débats. Il vaut
certainement réflexion.
Evénement au Centre
Pompidou :
Wang Bing – Jaime
Rosales : cinéastes en correspondance,
du 14 avril au 17 mai 2014
Il s’agit d’une
« correspondance filmée », avec rétrospectives intégrales,
installations et rencontres. Dans la rétrospective des
œuvres de Wang Bing figurent en particulier trois films : « Crude
Oil », qui était inédit en France, ainsi
que les vidéos « Père
et fils » (《父与子》)
et « Traces »
(《遗址》).
Parallèlement, pour la 1ère fois dans le monde, est présenté
son travail photographique, sous forme de trois séries.
Rencontre Wang
Bing-Jaime Rosales, avec Emmanuel Burdeau
et Pascale Wei-Guinot
(interprète de Wang Bing)
Wang Bing
et Jaime Rosales se sont connus à Paris, en 2004,
dans le cadre de la Résidence de la Cinéfondation du
Festival de Cannes, et ils ont vécu dans le même
appartement pendant quatre mois, en partageant
repas, rencontres et impressions sur le cinéma
malgré les difficultés de communication. Leurs deux
premiers films,« À
l’ouest des rails »et «Les
Heures du jour », étaient sortis en
France à peu près à la même époque. C’était la
première fois que Wang Bing quittait la Chine et
travaillait avec des étrangers.
Jaime Rosales a
adressé une première « lettre » à Wang Bing en 2009 : « T4 –
Barajas Puerta J 50 ». Un film sur la société de
consommation : un grand aéroport avec beaucoup de monde qui consomme. Pour la forme, un
plan séquence en panoramique avec un téléobjectif où le son
ne suivait pas l’image. Tourné en 35 mm, en un seul jour.
Wang
Bing répond avec “Happy Valley”
《喜洋塘》
(18’, 2009).
C’est
un film inspiré du roman
“Histoire
de dieu” (《神史》),
de Sun Shixiang (孙世祥),
mort en 2001, qu’un ami lui a fait découvrir en
2005.
« J’ai lu pas mal de romans chinois, explique-t-il,
mais celui-ci m’a beaucoup ému, je suis resté plongé
dans le silence pendant plusieurs jours. » C’est un
roman important mais méconnu. C’est pourquoi en
2009, alors qu’il venait de terminer le tournage du« Fossé »,
Wang Bing s’est rendu dans la région natale de Sun
Shixiang pour se recueillir sur sa tombe. Sur le
chemin du retour, il est passé par « Happy Valley »
(喜洋塘).
C’est là qu’il rencontré les trois fillettes. Il
Happy Valley 1
avait un
mini caméscope et a filmé quelques images en
passant. Quelques années plus tard, il est revenu
les filmer ; c’est devenu « Les
Trois sœurs du Yunnan ».
Réponse de Jaime
Rosales à « Happy Valley » : Red Land (avril 2011).
Rosales s’aventure lui aussi dans des reliefs – ceux,
andalous, autour des mines du Rio Tinto, dans la province de
la Huelva. Les images d’archives de la mine évoquent les
documentaires de Wang Bing, mais le présent du lieu, dans le
film de Rosales, est fait d’oubli : parcouru par des
adolescents en sortie scolaire, cet ancien lieu de labeur
est traversé avec indifférence. L’homme et l’environnement
ne sont que juxtaposés, le temps d’une visite. Le loisir a
remplacé le labeur.
Rencontre avec Wang
Bing
Rencontre entre
Wang Bing et Jaime Rosales, animée par Emmanuel Burdeau
C’est en septembre
2012 que « Trois sœurs » (《三姊妹》)
a été présenté à la 69ème édition du festival de
Venise dans la section Orizzonti.
Il a obtenu le prix du meilleur
long métrage
dans cette section.
Ce documentaire marque un tournant dans
sa manière de concevoir ses films. Il ne part pas d’un
scénario préexistant, mais le construit au fur et à mesure
du tournage, en réagissant à vif à l’histoire qui se déroule
sous ses yeux, en dialoguant avec le film. C’est ce qu’il a
appelé « histoire incontrôlée », comme il l’a expliqué
notamment lors d’une master-class au festival international
de documentaires de Jihlava (en République tchèque), en 2014
[4].
Master-class donnée
au festival 2014 de Jihlava :
A la folie
En 2013 sort son
documentaire sur la vie dans un asile psychiatrique du
Yunnan, intitulé à l’origine ‘Til Madness Do Us
Part’, et baptisé en français
« A
la folie » (《疯爱》).
A la suite de ce
documentaire, il en prépare un nouveau sur des jeunes
migrants de Shanghai, en les suivant quand ils reviennent
chez eux.
Les deux
documentaires qui suivent sont directement dérivés du
tournage de « « Trois
sœurs », comme l’est « A la folie » lui-même.
A la folie
Ta’ang
Ta’ang
C’est en février
2016, à la Berlinale, qu’est présenté en première mondiale,
le documentaire
« Ta’ang »
(《德昂》)
sur des groupes de Birmans de la minorité ta’ang
chassés de chez eux, à la frontière avec le Yunnan, par les
combats des forces gouvernementaux contre des éléments
allogènes de ces minorités nationales.
Après avoir été
présenté dans un grand nombre de festivals internationaux, de
Hong Kong à
Locarno et
Toronto, le film sort le 26 octobre 2016 sur les
écrans français.
Bitter Money
C’est également en
tournant
« Trois sœurs » que Wang Bing a rencontré les trois jeunes
travailleurs migrants qui sont le sujet de son documentaire
« Bitter
Money » (《苦钱》),
en compétition à la Biennale de Venise en septembre 2016,
dans la section Orizzonti.
Madame Fang
(Fang Xiuying《方绣英》)
est une vieille dame atteinte de la maladie
d’Alzheimer que l’on a renvoyée chez elle pour les
derniers jours qui lui restent à vivre.
Originaire
de Huzhou (湖州),
au nord du Zhejiang
[5],
Madame Fang était ouvrière agricole dans le Fujian,
à l’extrême sud-est de la Chine. Toute la famille
est réunie autour de son lit, les voisins aussi,
tout ce monde échange réflexions et souvenirs. Ce
n’est pas tellement un regard sur la mort, mais
plutôt, au final, le tableau d’une existence, et
d’un village bruissant de vie en attendant le
dernier souffle de la malade dont seul le regard
fixe témoigne qu’elle est encore de ce monde. Sa
lente agonie fait partie intégrante de la vie qui
continue autour d’elle : rien de plus que l’ordre
immuable des choses.
Le film a
été tourné dans la famille d’un ami de Wang Bing,
et tourné dans le
dialecte local (ce qui a posé quelques problèmes pour le
sous-titrage). Il a été récompensé du Léopard d’or au
Festival de Locarno en 2017.
Bande annonce
Les âmes mortes
Dans ce
nouveau documentaire-choc,
Wang Bing poursuit son travail de mémoire sur
la campagne contre les droitiers de 1957, après « He
Fengming » (《和凤鸣》)
et
« Le
Fossé » (《加边沟》).
Ce sont
huit heures d’entretiens avec, face à la caméra, les
derniers survivants du camp « de rééducation » dans
le désert de Gobi où la plupart des détenus sont
morts de faim au moment de la Grande Famine. Wang
Bing a passé dix ans à réunir ces témoignages,
quelques-unes des
Wang Bing avec l'une
de ses "âmes mortes" (photo DR)
personnes
interviews sont décédées depuis lors.
Il vaut mieux désormais oublier la
fiction que Wang Bing a réalisée sur le sujet en 2010
[6] :
le documentaire restera comme l’une de ses réalisations les
plus magistrales, et une délivrance pour lui qui portait ce
projet comme une mission de mémoire à accomplir. Il faut
aussi rendre hommage au travail de sous-titrage en français
qui fut autant du décryptage, réalisé sur près de six mois
en continu par Pascale Wei-Guinot.
« Les âmes mortes »
(《死灵魂》)
a été présenté au festival de Cannes en mai 2018. C’est le
film le plus long jamais projeté sur la Croisette, il a
laissé une profonde impression à ceux qui l’ont vu.
[1]
Il n’y a qu’un titre français au générique
du film tel qu’il a été présenté dans le
cadre du festival Cinéma du Réel, en mars
2009 au centre Georges Pompidou à Paris. Il
s’agit d’une production française, de la
société Les Films d’Ici, en partenariat avec
le musée du Quai Branly et Arte France. Le
documentaire fait partie de la collection
« L’usage du monde », née en 2006 d’un
accord de coproduction entre le musée du
quai Branly et Arte France, prévoyant la
réalisation de deux films par an pendant
trois ans, soit une collection de six films
documentaires. Le film a cependant un titre
chinois :
《煤炭钱》
méitànqián
ou encore
《乌金》
wūjīn.
[2]Il
s’agit en fait d’un projet incomplet, qu’il
n’a eu ensuite ni le temps de compléter, ni
les fonds pour le faire. Le format était
imposé par le projet.
[3]
« L’homme sans nom » a fait l’objet d’une
exposition à la galerie Chantal Crousel
(octobre/décembre 2009).
[4]
Mais c’est aussi ce que font d’autres grands
documentaristes chinois,
Du Haibin (杜海滨),
par exemple, dont les films sont construits
au montage.
[5]
C’était la ville où a été tournée le
documentaire précédent de Wang Bing,
« Bitter
Money » (《苦钱》).
Tous ces documentaires ont un fil qui les
relie entre eux.