par Brigitte Duzan, 21 mars 2021, actualisé 2 mars 2023
Réalisatrice et scénariste, Han Shuai a soudain
attiré l’attention quand son premier long métrage,
« Summer Blur » (《汉南夏日》),
a en octobre 2020 successivement obtenu le prix du
jury Feimu au festival de Pingyao, puis quinze jours
plus tard le prix FIPRESCI des critiques de cinéma
au festival de Busan, le tout couronné début mars
2021 par le Grand Prix dans la section Generation
Kplus à la Berlinale.
Réalisatrice après dix ans de recherche
Premier film, certes, « Summer Blur » n’était
pourtant pas un film de débutante : la réalisatrice
a fait dix ans d’études et de recherches à
l’Institut central d’art dramatique de Pékin (中央戏剧学院),
avec pour professeurs
Gao Xiongjie (高雄杰)
et, pour la théorie, Xu Feng (徐枫)
[1] ;
elle a
obtenu un doctorat
Han Shuai
en 2018 avec une thèse sur Michael Haneke, après un
mémoire sur
Jean-Pierre Melville. Elle voulait faire sa thèse sur
Lou Ye (娄烨),
mais cela n’a pas été accepté ; elle a cependant écrit une
monographie sur lui, avec des interviews, de lui mais aussi
du scénariste Mei Feng (梅峰)
et de la monteuse
Kong Jinlei (孔劲蕾).
Han
Shuai est cet animal rare que l’on appelle
« réalisateur-docteur » (“博士导演”),
les docteurs ès cinéma, extrêmement pointus en théorie du
cinéma, se tournant plutôt vers l’enseignement et la
recherche que vers la création
[2].
Han Shuai a d’ailleurs failli demander un poste aux Archives
du cinéma, mais finalement c’est la réalisation qui l’a
emporté.
Ø
2013-2015 : trois courts métrages
Avant
« Summer Blur », elle a d’abord écrit et réalisé des courts
métrages qui ont été primé au Hangzhou Asian Film Festival (杭州亞洲青年影展)
et au Festival du film d’étudiant à Pékin (北京大学生电影节).
2013 : « 1999 » ou « The Time to Live and the Time to Die »
《一九九九》(35’)
1999
Le court métrage est une première approche, avant
“Summer Blur », de la psychologie complexe d’une
pré-ado de 13 ans aux prises avec le monde des
adultes. Le film se passe aussi un été, l’été 1999
comme l’indique le titre. Liang Ying (晾影)
vit aux côtés de sa grand-mère paralysée, en
observant la voisine d’à côté qui a une histoire
extra-maritale avec un jeune garçon, Mayi (蚂蚁).
Déçue que Mayi ne s’intéresse pas à elle, elle
enferme les deux amants dans la maison, où ils sont
ainsi découverts par le mari ; la femme est obligée
de quitter la ville. Puis la grand-mère meurt et
Liang Ying réalise que la mort n’est pas un instant
soudain, mais, comme la vie, un long processus.
Alors que certains avaient dit que 1999 serait la
fin du monde, la nouvelle année 2000 arrive
normalement, mais avec l’ombre des souvenirs de
l’été.
2014 : « The Son » ou « Tony et Mingming »
《东尼与明明》(28’),
présenté au festival de Cannes
Il s’agit là aussi d’un été mémorable, mais cette fois-ci
c’est l’histoire d’un jeune garçon, Liang Dongni (梁东尼),
adolescent solitaire de 16 ans : sa mère est morte quand il
était petit et son père s’est remarié. En classe, il est
aussi très isolé. Pendant les vacances d’été arrive une
belle servant nommée Ming qui vient semer le trouble en
lui : elle lui rappelle sa mère, mais excite aussi en lui un
désir irrépressible. Il se met à l’épier, jusqu’à découvrir
par hasard qu’elle cache un secret.
Tony et Mingming
Last Shot
2015 : « Last Shot »《最后一镜》
(20’)
« Last
Shot » (ou « La dernière séquence ») est une sorte
d’exercice de style se rattachant à la fin du court métrage
précédent. Le réalisateur ne parvient pas à tourner la
dernière séquence du film « Tony et Mingming » parce que
l’actrice n’arrive pas à pleurer. Il fait sortir tout le
monde et reste seul avec elle pour tenter de la pousser au
bord des larmes. En désespoir de cause, il lui raconte la
véritable histoire d’amour derrière le scénario, ce qui
finit par émouvoir l’actrice. Mais, dans la répétition qui
suit, la distance entre film et réalité finit aussi par
s’estomper…
Bien
qu’elle ait déclaré qu’elle n’en était pas satisfaite, ces
courts métrages apparaissent comme des étapes initiales dans
le parcours de Han Shuai, une sorte de parcours balisé
définissant des thèmes récurrents et contribuant à affiner
un style. Son premier long métrage apparaît ainsi a
posteriori comme une somme, après décantage.
Ø2020 :
premier long métrage
« Summer Blur » est à nouveau l’histoire d’un été,
comme l’indique le titre chinois, Hannan xiari
《汉南夏日》,
qui signifie littéralement « Jours d’été à Hannan »,
Hannan étant un faubourg de Wuhan. Mais c’est aussi
l’histoire d’une fille de treize ans, comme dans le
premier court métrage, et là aussi, avec un incident
traumatisant, cause d’un sentiment lancinant de
culpabilité.
« Summer Blur » (《汉南夏日》)
est cependant le reflet d’une maturation artistique
qui se traduit tant dans le scénario que la
réalisation, et en particulier la direction
d’acteur.
Ø
2023 : deuxième long métrage
Deux ans plus tard, Han Shuai revient
à la Berlinale,
cette fois dans la section Panorama, avec un film
tourné à Séoul : « Green Night » (《绿夜》).
Summer Blur
Green Night
(affiche pour le
festival de Berlin)
Green Night, c’est la nuit dans laquelle s’enfoncent
deux femmes comme dans un enfer de sexe et de
violence. L’une est une immigrée chinoise en Corée
où elle a conclu un mariage désastreux avec un mari
fou et violent et travaille dans les services de
sécurité de l’aéroport de Séoul. L’autre est une
pseudo-punk aux cheveux verts (d’où sans doute les
reflets dans la nuit) qui sert de mule à des
trafiquants de drogue. Le reste pourrait se résumer
à une course-poursuite dans la nuit de Séoul des
deux femmes que le destin – et l’adversité - ont
rapprochées.
Pour le public chinois, l’un des grands atouts sur
lequel joue le film est le retour de Fan Bingbing (范冰冰)
à l’écran après cinq ans de purgatoire, et dans un
rôle inattendu pour une actrice à l’image jusqu’ici
aussi sensuelle qu’un bloc de glace. Il y a
cependant loin de « Green Night » à « La Vie d’Adèle
» (en anglais « Blue is the Warmest Colour ») que
Clarence Tsui a rapprochés dans sa
critique du film
après sa projection à la Berlinale. On pourrait dire
que la couleur n’est pas la même.
Le
film fait bien plus penser à « Thelma et Louise », mais le
thème est légèrement différent : la violence dans un monde
brutal dominé par les hommes, qui pousse les femmes à se
rapprocher en utilisant les mêmes armes. Ce thème est
cependant faussé à la base en situant l’histoire dans un
contexte de trafic de drogue. Le film n’a pas la chaleur du
film de Ridley Scott ; si cavale il y a, il lui manque la
superbe envolée finale du film américain, et Fan Bingbing
n’est pas Susan Sarandon.
Bande annonce
On
attend beaucoup du prochain long métrage de Han Shuai, pour
qu’il confirme les attentes nées du premier.
[1]Xu Feng,
grand admirateur des réalisateurs français de la
Nouvelle vague sur lesquels il a écrit une thèse, et
initiateur
et animateur depuis 2012
de la
Carte blanche Chine du festival
Premiers Plans d’Angers.
[2]
D’ailleurs on ne peut guère citer qu’un autre
réalisateur dans ce cas :
Lü Xing (吕行),
réalisateur de la série policière « Burning Ice » (《无证之罪》)
diffusée sur la plateforme IQiyi en 2017.