les films prisonniers dans les tiroirs de la Censure
par
Brigitte Duzan, 25 janvier 2023
On
s’étonne de ne plus voir sortir sur les écrans chinois que
des films soutenus par la machine officielle pour leur
valeur « éducative » ou promus par le bouche à oreille dans
le grand public pour leur valeur de divertissement, films de
guerre d’un côté, polars et comédies burlesques de l’autre.
Triste tableau de disette cinématographique en passe de
devenir grande famine.
Mais
où sont donc passés tous ces films dont les tournages ont eu
lieu ces dernières années et dont on n’entend plus parler ?
Beaucoup ont tout simplement échoué… dans les tiroirs du
Bureau de la censure et n’en sont pas ressortis. Les
réalisateurs ne sont ni en prison ni en camp, leurs films,
eux, sont condamnés à une existence fantomatique sans que
l’on sache trop pourquoi bien souvent. Ce sont des disparus,
on finirait presque par les oublier.
Ce
serait bien dommage. Un critique chinois a récemment dressé
une liste de dix de ces films « disparus », en ne retenant
que ceux de grands réalisateurs, d’autant plus significative
qu’elle venait après une liste des « dix films [chinois] les
plus attendus en 2023 »
[1].
On ne
va pas pleurer sur le sort d’un énième Zhang
Yimou,
« Under the Light » (《坚如磐石》),
annoncé comme un polar sur fond de corruption. Les films de
Zhang Yimou, ces derniers temps, c’est comme la démographie
dans les pays pauvres, la richesse par le nombre.
On ne
va pas non plus trop s’attrister du destin contrarié du
« Boyhood » (《少年时代》)
de Chen
Kaige (陈凯歌) dont
le seul but semble avoir été de ressasser des souvenirs
autobiographiques de la Révolution culturelle en donnant un
rôle à son fils Chen Feiyu (陈飞宇).
On
retiendra cinq films dont la disparition dans les limbes de
la censure est affligeante car elle appauvrit un cinéma
devenu exsangue, le cas le plus triste étant celui de Tian
Zhuangzhuang (田壮壮).
On
attendait donc l’adaptation du troisième volet par Tian
Zhuangzhuang. Le film a été terminé en 2020 et soumis au
Bureau du cinéma pour l’obtention du visa de censure. En
même temps est sortie une affiche promotionnelle. Et puis…
plus rien. En août 2022, à l’occasion du prix Chaplin qui a
été décerné au réalisateur pour l’ensemble de sa carrière
[2],
est sorti un documentaire sur Tian Zhuangzhuang basé sur une
interview du cinéaste pour la revue Tatler : « Le cinéma et
moi » (《我和电影的关系》).
Cela fait deux ans que j’ai fini le tournage du film et que,
l’ayant envoyé au Bureau de la censure, je n’en ai aucune
nouvelle. S’agissant de mes collègues, j’accepte volontiers
leurs critiques. Mais, dans le cas présent, ce silence total
de deux ans, sans le moindre mot, ne peut encore une fois
que me faire désespérer du cinéma. Je ne sais même pas que
penser.
En
fait, on lui a bien sûr demandé des modifications qu’il ne
pouvait faire :
Quand j’ai envoyé le film au Bureau du cinéma, le directeur
de la première division m’a dit : il faut que tu coupes la
séquence des funérailles célestes, la séquence entière. Je
lui ai dit que c’était déjà la copie finale, que si je
devais couper une séquence, le son ne serait plus synchrone
et que je ne pourrais pas revenir à la copie d’origine.
Mais il a dit que c’était nécessaire si je voulais que le
film sorte. Finalement en m’en allant, j’ai plaisanté : « Ce
bureau me donne l’impression d’un autel de funérailles
célestes, je me demande bien pourquoi ».
On a
vu tellement de films dénaturés par la censure, au moins
celui-ci ne le sera pas. Mais pourra-t-on le voir un jour ?
Il est à craindre que, même si cela arrive, Tian
Zhuangzhuang, lui, ne soit plus là pour s’en réjouir. C’est
toute sa carrière qui a été absurdement ruinée par une
interdiction puis une autre. Que de talent irrémédiablement
gâché !
Achevé en 2017, le film est adapté du roman éponyme de Wang
Gang (王刚)
publié en 2004 : l’histoire, pendant la Révolution
culturelle, d’un groupe d’écoliers et de leur professeur
d’anglais venu de Shanghai.
Pourtant
répertorié sur baidu
avec 2017 comme date de sortie, le film est aux oubliettes
depuis lors.
English
Joan
Chen est un autre exemple de talent gâché par la censure. À
la suite de son film « Xiu
Xiu, the Sent Down Girl » (《天浴》)
adapté de la nouvelle « Le bain céleste » (Tian Yu《天浴》)
de son amie Yan
Geling (严歌苓), tourné
en zone tibétaine sans autorisation puis envoyé à la
Berlinale sans autorisation non plus, Joan Chen a été
interdite de tournage en Chine. Elle est revenue à son
métier initial d’actrice, essentiellement aux États-Unis,
mais en tentant régulièrement de recommencer à réaliser des
films, les quelques courts métrages réalisés confirmant son
talent.
Récemment, elle a réalisé l’un des trois volets du film
« Hero » sur le thème de l’épidémie de covid. L’idée du film
était de célébrer les héros ordinaires dans la lutte contre
la maladie et ses conséquences dans la vie quotidienne. Bien
que les deux autres volets aient été réalisés par deux
grandes réalisatrices, Li
Shaohong (李少红)
et Sylvia
Chang (张艾嘉),
c’est la partie réalisée par Joan Chen, presque entièrement
en noir et blanc, qui a reçu le meilleur accueil de la
critique.
Mais
« English » a été tourné au Xinjiang, ce qui suffirait
aujourd’hui pour vouer un film aux gémonies. Reprenant un
modèle de la série des « Mao Suit » de l’artiste
contemporain Sui Jianguo (隋建国)
qui ne se voulait pas représentatif d’un symbole
révolutionnaire, mais bien plutôt de restriction et de
pauvreté y compris intellectuelle, l’affiche elle-même
semble osée dans le climat actuel.
3.« Art
College 1994 » (《艺术家1994》)
de
Liu Jian (刘健).
Liu
Jian est aujourd’hui célèbre pour son deuxième long métrage
d’animation : « Have
a Nice Day » (Hao Jile
《好极了》).
Dans un style délicieusement déjanté et décapant, il a été
le premier film d’animation à figurer dans la sélection de
la Berlinale, en février 2017. Mais il a ensuite été
rattrapé par les autorités chinoises qui ont fait pression
sur les organisateurs du festival d’Annecy pour qu’ils le
retirent de leur programme, ce qu’ils ont fait à la demande
même des producteurs. Il est pourtant sorti le 20 juin 2018
sur les écrans français, après un Grand prix du jury au
festival de la Roche sur Yon….
Art College 1994
Depuis
lors, Liu Jian a réalisé un autre long métrage d’animation.
En 2021, ce film figurait dans la sélection de la Quinzaine
au festival de Cannes, mais il a disparu du programme à la
suite de la décision des autorités chinoises de retirer tous
les films chinois du festival après la programmation à la
dernière minute du documentaire de Kiwi Chow sur la vague de
protestations à Hong Kong en 2019 : « Revolution of Our
Times » (《時代革命》).
Ce film de Liu Jian, initialement intitulé « A Portrait of
the Artist as a Young Man », a depuis lors été rebaptisé
« Art College 1994 ». On attend maintenant qu’il sorte des
tiroirs, sans être trop défiguré.
4.« The
Perfect Blue » (《她杀》)
et « Across the Furious Sea » (《涉过愤怒的海》)
Cao Baoping est l’un des meilleurs réalisateurs chinois
aujourd’hui, qui a accumulé les prix depuis son premier
film, « Trouble Makers » (《光荣的愤怒》),
prix spécial du jury au festival de Shanghai en juin 2006.
On
n’est pas étonné de le voir dans les rangs des censurés. Il
a même deux films « disparus », dans le style de « The Dead
End » (《烈日灼心》),
film policier, mais pas seulement, qui, au festival de
Shanghai en juin 2015, a été couronné de deux prix, un prix
pour le trio d’acteurs et un prix pour le réalisateur.
Across the Furious Sea
Pour
« The Perfect Blue », dont le tournage s’est achevé en mai
2018, la malchance a voulu que l’actrice principale soit Fan
Bingbing (范冰冰) ;
prise dans une rocambolesque histoire de fraude fiscale,
l’actrice a été placée en résidence surveillée puis
condamnée à une gigantesque amende. Impossible de sortir le
film dans ces conditions.
Quant
au second, « Across the Furious Sea », dont les rôles
principaux sont interprétés par Zhou Xun (周迅)
et Huang
Bo (黄渤),
il devait sortir pendant l’été 2021. On n’en a plus entendu
parler depuis lors. Il est pourtant répertorié sur baidu
et douban et on a même une brève bande annonce
datant de la fin décembre 2021 sur le compte officiel China
Movie de youtube :
Wu
Ershan est considéré comme un cinéaste d’avant-garde, dans
des genres empruntant au surnaturel et au fantastique, mais
sans jamais tomber dans le trivial. Tous ses films sont
adaptés d’œuvres littéraires. Après « Mojin the Lost
Legend » (《鬼吹灯之寻龙诀》),
il a réalisé un film d’action dont l’histoire est une
adaptation du grand classique de la fin du 16e
siècle « L’Investiture des dieux » (Fengshen yanyi《封神演义》)
qui relate la lutte mythique entre le dernier roi de la
dynastie des Shang et le fondateur de la dynastie des Zhou,
au 11e siècle avant J.C. .
Fengshen Trilogy
Les
trois parties de la trilogie ont été tournées en 2020. Le
premier volet devait sortir cette année-là, les deux autres
dans les deux années suivantes. L’ensemble a coûté la somme
faramineuse de 445 millions de dollars. Vu le sujet, on se
demande ce qui a bien pu froisser les censeurs. Sur
douban,
la trilogie est maintenant annoncée pour 2023.
[1]
« Finished
films we might never get to see”, by
Amarsanaa Battulga, The China Project
: