L’opéra du Sichuan ou chuanju (川剧)
est l’une des plus anciennes formes d’opéra traditionnel
chinois : opéra du sud-ouest qui a évolué sous la dynastie
des Qing en combinant cinq styles différents, il a connu des
périodes d’essor au début du vingtième siècle, au début de
la République populaire, puis après la Révolution
culturelle, mais se trouve aujourd’hui confronté, comme les
autres opéras régionaux chinois, à l’évolution des modes de
vie et des goûts du public.
I. Histoire
Origines anciennes
Les origines de cet opéra sont très anciennes. On
trouve des références à des chants et danses du
Sichuan dès la période des Royaumes combattants
(période précédant l’unification de l’Empire par le
Premier Empereur). Il faut cependant attendre la
période des Trois Royaumes (三国时期),
au 3ème siècle de notre ère, pour trouver
une référence à la première pièce satirique, « La
Controverse » (Fèn
zhēng《忿争》)
qui est l’ancêtre des nombreuses comédies
caractéristiques de l’opéra du Sichuan. Pendant
cette période, après la partition de l’empire à la
suite de la chute de la dynastie
Le royaume de Shu-Han
pendant
la période des Trois
Royaumes
des Han de l’Est en 221, Liu Bei fonda le royaume de Shu-Han
(蜀汉,
221-263) couvrant certaines parties du Sichuan actuel ainsi
que du Guizhou et du Yunnan, avec Chengdu pour capitale.
L’aire d’implantation du chuanju s’étend sur toute
cette région.
Des Tang aux Ming et aux Qing
Pendant la dynastie des Tang, une troupe de cinq chanteurs
et musiciens est venue à Chengdu et y a formé une première
troupe d’opéra local. Pendant les périodes Song et Yuan, le
répertoire s’est développé avec des pièces musicales de
genre zaju (川杂剧).
Sous la dynastie des Ming, une troupe de « théâtre Chuan » (“川戏”)
est allé jusque dans le Jiangsu et a remporté un grand
succès à Nankin. Cependant, à la fin de la dynastie, le
Sichuan a été dévasté par une rébellion paysanne venue du
nord. Après avoir envahi la région, le chef des rebelles y
établit une dynastie éphémère et, face à la résistance des
élites locales, massacra une grande partie de la
population ; ceci, joint aux troubles de la période de
transition entre les dynasties Ming et Qing, entraîna une
chute dramatique de la population, et, pour y remédier, le
transfert massif de populations des provinces voisines,
Hubei et Hunan, mais aussi de provinces plus lointaines.
Ces migrations ont eu des conséquences sur l’opéra en
provoquant un apport de différents styles qui se sont alors
combinés avec les styles locaux en adoptant le dialecte du
Sichuan au fur et à mesure que les populations
s’assimilaient. Au 18ème siècle, pendant les
règnes des empereurs Yongzheng (雍正帝)
et Qianlong (乾隆帝),
l’opéra du Sichuan a ainsi intégré ces styles venus
d’ailleurs en donnant :
-le gaoqiang
(高腔)
issu du style yiyang caractérisé par des chants dans
des tessitures très élevées, originaire du Zhejiang et des
régions proches du nord du Fujian et de l’est du Jiangxi ;
-le
kunqiang (昆腔)
issu du kunqu, opéra raffinéoriginaire du
Jiangsu, introduit au Sichuan en 1653 par une troupe ;
-le
huqinqiang (胡琴腔)
venu du Henan et du Hebei, dont le nom indique que
l’orchestre est dominé par les cordes, le huqin étant
un instrument proche de l’erhu ;
-et
le tanqiang (弹腔)
ou tanxi (弹戏)
venu du Shaanxi,
-à
quoi il faut ajouter le théâtre de marionnettes et d’ombres
dengdiao (灯调),
le seul à être originaire du Sichuan, dérivé de rituels
chamaniques destinés à exorciser les mauvais esprits ou à
s’assurer de bonne récoltes.
Essor au début du 20ème siècle
Kang Zilin dans le
rôle de Wang Kui 王魁
de l’opéra Qing Tan
《情探》,
dans les années 1920
L’opéra du Sichuan a connu un nouvel essor au début
du 20ème siècle sous l’égide d’un
chanteur nommé Kang Zilin (康子林)
à la tête de la compagnie Sanqing (“三庆会”),
c’est-à-dire « les trois célébrations », établie à
Chengdu au début de la République, en 1912. Avec les
membres de sa troupe, il a réalisé une réforme de
l’opéra en unifiant les cinq styles, tout en gardant
les mélodies de chacun ainsi que leurs traits
spécifiques.
Après 1949, le chuanju a connu une nouvelle
période faste. On a recherché les pièces du
répertoire et, sur les quelques 350 répertoriées,
plus d’une centaine ont été publiées. En 1952, une
délégation d’opéra du Sichuan s’est rendue à Pékin
pour participer à la Première Conférence nationale
pour l’étude de l’interprétation de l’opéra (第一届全国戏曲观摩演出大会).
Comme toutes les autres formes régionales d’opéra
traditionnel chinois, l’opéra du Sichuan a connu une
éclipse pendant la Révolution culturelle. Plus d’une
centaine de
troupes ont été dispersées. Les acteurs, les directeurs de
troupe et les dramaturges ont été étiquetés « esprits
maléfiques de monstres et de serpents » (“牛鬼蛇神”),
envoyés à la campagne dans des équipes de réforme par le
travail et persécutés.
Mais c’est l’un des premiers opéras régionaux à
avoir été relancé au début de la période de réforme
et d’ouverture, à partir de 1978. L’école de l’opéra
du Sichuan a rouvert ses portes, rebaptisée Institut
de recherche sur l’art du chuanju (四川省川剧艺术研究所).
En 1980 a été lancée la revue « L’art du chuanju »
(《川剧艺术》).
En même temps, le Sichuan a mis en œuvre des mesures
visant à lutter contre la désaffection du public, et
en particulier des jeunes ; une réforme a été lancée
dès 1982 pour donner une nouvelle
1952, représentation
de l’opéra Qiujiang 《秋江》
vie à cet opéra, tout en restant fidèle à sa tradition.
Représentation d’un
opéra avec marionnettes
Cependant, c’est maintenant l’évolution des modes de
vie et l’urbanisation croissante qui menacent son
avenir, en entraînant la disparition des troupes qui
en assuraient la survie. C’est un mouvement
quasiment inéluctable, lié à la disparition
progressive des personnes âgées qui étaient les plus
ardents amateurs et défenseurs de cet art ancien
[1].
Le chuanju continue pourtant à rester vivant,
en particulier à Chengdu qui en
est le berceau. Il a été inscrit dans la liste
représentative du patrimoine culturel immatériel de
l’UNESCO.
II. Caractères généraux et traits spécifiques
Répertoire et représentations
Le chuanju a un vaste répertoire traditionnel
dont les sources remontent aux chuanqi des
Tang
[2],
histoires qui elles-mêmes reprennent des anecdotes
remontant aux Han et aux Trois-Royaumes. Cet opéra
est célèbre en particulier pour ses comédies, dans
une langue dialectale vive, colorée et pleine
d’humour. Il y a quelque six mille titres dans le
« Dictionnaire des pièces du répertoire du
chuanju » (《川剧剧目辞典》)
publié en 1999, mais il n’y en a qu’une centaine qui
sont couramment représentées. La plupart font partie
des 116 publiées après 1949, mais il y a aussi
quelques pièces modernes.
Les percussions jouent un rôle important dans la
musique : gongs, tambours de toutes sortes et
tailles, et même des cymbales. De manière originale,
les percussions peuvent être utilisées pour imiter
des bruits : de l’eau qui coule, le choc d’un crâne,
la pluie qui tombe, l’impact d’objets lourds…
Le dictionnaire des
pièces
du répertoire du
chuanju
Les représentations intègrent des jeux de masques et toute
une gestuelle spécifique, stylisée, remontant aux origines
populaires de l’opéra. Il comporte quatre styles ou écoles
-L’école Chuanxi (川西派),
autour de Chengdu, dans le centre du Sichuan, où domine le
gaoqiang
-L’école de la
rivière Ziyang (资阳河派),
dans un style plus sévère ;
-L’école Chuanbei (川北派),
dans le nord de la province,
-L’école Chuandong
(川东派)
dans l’est, autour de Chongqing, où domine le style
huqin.
L’une des principales spécificités de l’opéra du
Sichuan est de ne pas avoir de visages peints comme
dans la plupart des autres opéras chinois. Le rôle
de jing (净)
associé au visage peint hualian (花脸)
n’existe pas, de même que les rôles de chou (丑)
aussi appelés xiao hualian (小花脸)
ou « petits visages peints ». Il existe seulement
quelques rôles qui comportent une ébauche de visage
peint, surtout sous la forme d’une tache blanche au
milieu du visage, dénotant un personnage fourbe ou
mauvais.
Les visages peints sont en fait remplacés par le
bianlian.
Le bianlian
Le bianlian (变脸),
littéralement « changement de visage », est l’un des
traits caractéristiques de l’opéra du Sichuan, le
plus spectaculaire, donc le plus connu, fondé sur
l’effet de
Exemple de maquillage
surprise. Il s’agit en fait d’un changement de masque en une
fraction de seconde, le temps pour l’acteur de se retourner
ou de se cacher le visage de sa manche.
Un ‘petit visage
peint’
Cet art
remonterait au règne de l’empereur Qianlong, dans la
deuxième moitié du 18ème siècle. Il
aurait son origine dans une pièce qui racontait
l’histoire d’un bandit au grand cœur qui volait les
riches pour aider les pauvres ; sur le point d’être
capturé par la police de l’empereur, il « changeait
de visage » pour échapper à ses poursuivants.
Au début,
comme la couleur du visage a, dans l’opéra chinois,
un aspect symbolique caractérisant le caractère,
voire l’humeur
du personnage interprété, les
acteurs en changeaient pendant les représentations en
soufflant dans des bols emplis de poudre colorée ; leur
visage ayant été huilé, la poudre adhérait facilement. Une
autre méthode consistait à se passer sur le visage une pâte
colorée cachée dans la paume de la main.
La méthode
fut ensuite perfectionnée : dans les années 1920,
les acteurs commencèrent à utiliser des masques de
papier huilé extrêmement fins qu’ils se mettaient en
couches sur le visage et enlevaient très vite, l’un
après l’autre, selon le déroulement de l’action.
Aujourd’hui, les masques sont en soie peinte.
Si le
bianlian est très connu, parce qu’il a souvent
été un spectacle de foire, donné dans les villages
[3],
et qu’il tend
Masques de bianlian
aujourd’hui à
devenir un numéro de music-hall, un autre trait spécifique
de l’opéra du Sichuan l’est moins : ce qu’on appelle « le
troisième œil ».
Le troisième œil
Comme les autres opéras traditionnels chinois, le chuanju
a conservé des traces des rituels magiques des anciennes
religions agraires, les visages peints en sont des restes,
mais d’autres éléments aussi qui lui sont propres comme le
jeu des épées cachées.
Un cracheur de feu
Le « troisième œil » est un trait remis au goût du
jour par Kang Zilin lors de sa réforme de l’opéra,
mais qui remonte à une tradition plus ancienne.
C’est un art spécifique, fondé sur la rapidité du
geste comme le bianlian, qui consiste à
donner un coup de pied très haut en laissant une
marque au milieu du front, comme le troisième œil
que l’on trouve aussi bien dans le bouddhisme que
dans le taoïsme.
D’autres effets spectaculaires trouvent leurs
sources dans les anciens rituels
chamaniques, les cracheurs de feu par exemple. Le risque est
de le voir le chuanju devenir une attraction
touristique privilégiant ces effets à sensation comme des
spectacles de music-hall, au détriment du chant et de la
musique.
Le bianlan comme spectacle télévisé (gala du Nouvel
An, CCTV 2013)
A voir en complément
Un bref documentaire de 2015 sur le chuanju :
A lire en complément
Trois articles de Catherine Capdeville-Zeng,
anthropologue, professeure à l’Inalco :
2012
« Théâtre et empire en Chine – enquêtes de terrain dans
« l’espace du peuple » en Chine contemporaine », Horizons/Théâtre,
Des théâtres populaires – Afrique, Amérique, Asie,
Europe, mars-septembre, pp. 116 – 134
https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01445384
2005
« L’opéra du Sichuan : rite ancien, théâtre moderne »,
(2ème congrès, atelier 32).